Vivifier la «théorie de la créativité» de Carl Rogers1
Nathalie ROGERS, Ph. D
Traduit de l’américain par Jean Raisonnier
Résumé/Abstract
À l’occasion du centenaire de la naissance de Carl Rogers, sa fille Nathalie Rogers expose ses propres vues sur la créativité ; évoquant la collaboration avec son père, elle raconte comment elle a été amenée, dans son travail d’ « art-thérapeute », à étendre la théorie de la créativité qu’il proposait, en s’appuyant sur ses principes et en mettant en œuvre des moyens non verbaux et des explorations actives des zones d’ombre de la psyché.
Le 8 janvier 2002 j’allumerai un cierge pour rendre hommage au centième anniversaire de la naissance de Carl et pour le remercier d’avoir été un père attentionné, et Hélène d’avoir été une mère nourrissante. Comme thérapeute je ne sais que trop qu’il y a peu d’enfants qui grandissent dans un tel environnement aimant, soutenant, créatif, éthique. Je porte les joies et les fardeaux d’un tel privilège. J’apprécie les portes qui m’ont été ouvertes professionnellement du fait d’être la fille de Carl, et je porte un peu de l’héritage pour garder son travail vivant afin d’apporter ses valeurs humanistes et ses méthodes à un monde plein de conflits et de violence.
Il y a deux ans j’ai allumé la flamme pour honorer le centenaire de mon père en inscrivant le symposium Carl Rogers 2002 au calendrier (24-28 juillet 2002 à La Jolla, CA). Beaucoup d’autres aussi sont en train de créer des cérémonies et des conférences, des journaux et des bibliographies pour faire avancer ses principes. J’applaudis à tout ce qu’on peut faire en collaboration pour rappeler au monde que la réponse au conflit n’est pas la violence. La réponse gît profondément dans les racines des causes qui mènent les individus à un désespoir tel qu’ils enragent et tuent. Pour ceux d’entre nous qui vivent aux États-Unis, ce pays privilégié et souvent mal guidé, j’espère que les récentes tragédies du 11 septembre 2001 serviront à une prise de conscience que notre gouvernement a eu des politiques qui ont ravagé des cultures entières. J’espère que les célébrations pour Carl Rogers honoreront ses préoccupations pour les événements mondiaux et ses premières tentatives pour utiliser l’approche centrée sur la personne avec des officiels gouvernementaux haut placés comme dans le projet Rust Peace (C.R Rogers, 1986) et avec les groupes de « diversité » (diversity groups), notamment avec Ruth Sanford2 en Afrique du Sud (Rogers et Sanford, 1987).
Pour ma part je me suis consacrée à donner une vie active à la « théorie de la créativité » de Carl (C.R. Rogers, 1961, ch. 19). En ces temps où la conformité nous est imposée par les gouvernements, nous avons urgemment besoin d’individus forts qui soient capables de penser et d’agir de façon créative. La créativité menace ceux qui exigent la conformité. Les dictateurs écrasent l’expression de soi et le processus créatif. Ils ne veulent pas que leur citoyens pensent par eux-mêmes ou qu’ils soient spontanés, imaginatifs ou auto-déterminés.
Ainsi, la créativité est subversive pour ceux qui exigent la conformité à un système politique. Carl était un individu très créatif lui-même. Il incarnait la personne créative qui reste ouverte aux options, qui est flexible et valorise les différences individuelles. Le conformiste, d’un autre côté, est fermé, rigide dans sa pensée et suit le chef (leader) sans utiliser sa propre connaissance ou ses aptitudes pour discriminer. Je crois que pour maintenir et nourrir la démocratie dans notre monde on doit être créatif – c’est-à-dire être capable de jouer avec des idées, de voir des solutions alternatives et être capable d’écouter avec empathie tous les points de vue. En cela, Carl était un maître.
Dans le chapitre de Carl sur la créativité, remarquablement bref et concis, il discute du besoin social urgent d’éveiller le processus créatif, et des conditions de centration sur la personne sous lesquelles il peut s’épanouir. Il établit les conditions pour développer une créativité constructive : la première est le sentiment d’être psychologiquement en sécurité, ce qui suppose d’accepter l’individu comme quelqu’un qui a une valeur inconditionnelle, la compréhension empathique, et le fait d’offrir un climat de non jugement. La seconde condition est un climat pour la liberté psychologique (C.R. Rogers, 1954). A ces deux conditions, j’en ai rajouté une troisième : offrir des expériences stimulantes et interpellantes (N. Rogers, 1993, p.14). Pour expliquer ce que je veux dire par là, j’ai besoin de revenir un peu en arrière.
Mon travail d’expression artistique a évolué quand j’ai déménagé de Boston en Californie et que j’ai demandé à mon père si je pouvais travailler avec lui. Il était enchanté, bien sûr. J’ai rapidement mis en place un atelier intensif de dix jours. Nous avons demandé à d’autres animateurs (de six à huit) de nous rejoindre et nous avons alors co-créé ce qui s’appelait les «ateliers sur l’Approche-centrée-sur-la-Personne» ( Person-Centered Approach workshops)3. A cause de la renommée de mon père à travers le monde, il était facile d’avoir une foule énorme pour dix jours. C’était des ateliers internationaux à une époque très expérimentale. Comme animateurs nous avons beaucoup appris, autant, ou plus, que les participants. Jour après jour, les gens s’asseyaient en groupe pour parler de leurs vies, racontant leurs histoires personnelles pleines de contenu émotionnel, leurs tragédies, confusion, peur, et dilemmes. Comme animateurs, nous étions très compétents pour refléter leurs sentiments et maintenir l’espace de sécurité pour ces moments très personnels. Nous savions aussi comment faciliter les confrontations que les gens avaient entre eux.
Cependant, parce que je suis une personne tellement kinesthésique, je devenais très agitée et je pensais « comment pouvons nous ainsi rester assis trois heures le matin, trois heures l’après-midi et trois heures dans la soirée ? » Alors, finalement, j’ai dit : « J’ai un studio avec du matériel d’art, et quiconque aurait envie de trouver d’autres moyens pour explorer ces questions personnelles peut venir et se joindre à moi. Nous expérimenterons avec des moyens non verbaux pour parler de toutes les histoires que nous partageons, et nous utiliserons le mouvement, l’art visuel, le son, et l’art dramatique pour l’auto-exploration. »
J’avais plusieurs collègues qui étaient intéressés aussi pour explorer cela avec moi4. Nous avons créé des temps de jeu qui eurent une signification profonde pour les gens. Nous avions très peu de points de repères. Nous nous contentions d’apprendre sans cesse à partir de ce que nous faisions. La manière de devenir un bon facilitateur est de recueillir constamment des évaluations et des feedback des participants et de se demander « Qu’est-ce qu’on est en train d’apprendre ? Qu’est-ce qui marche et qu’est-ce qui ne marche pas ? » Nous avons trouvé que notre capacité à jouer, à utiliser des costumes, du jeu théâtral, des jeux de rôle, et à utiliser aussi bien du matériel artistique, que tout cela avait beaucoup de sens pour les gens.
Ce que j’appelle maintenant la « Creative Connection » a évolué. Nous avons découvert qu’utiliser le mouvement, l’art visuel, le son, l’écriture, tout cela à la suite avec très peu de verbalisation nous aidait à accéder à notre persona inconsciente et archétypale, et menait à des prises de conscience dans nos problématiques personnelles. Comme facilitateurs, nous suggérions des possibilités pour ces expérimentations, mais avec une manière très centrée sur la personne (C.R. Rogers 1970, p.43-59). Nous faisions toujours le point avec l’individu impliqué. Le client ou le membre du groupe pouvait choisir de participer ou pas, et nous suivions sa volonté. Nous créions un environnement sécurisant, sans jugement, en donnant aux gens stimulus et permission d’ôter leurs masques sociaux pour explorer leur vérités intérieures. Après une heure ou plus de ce processus créatif engageant, nous parlions de ce que nous avions appris à travers notre art. C’était un moment pour une écoute profonde et empathique. Nous n’interprétions jamais l’art de quelqu’un. Je suis farouchement opposée à la thérapie par l’art (art–therapy) analytique, comme Carl l’était à la psychothérapie analytique (Barton, 1974).
Les expérimentations ou les expériences qui impliquent l’individu dans une expression artistique donnent à cette personne l’occasion de s’engager dans la magie du processus créatif et d’apprendre en faisant (N. Rogers, 1993). C’est là où je sens que mon travail a été un prolongement du travail de Carl. Pour un temps j’étais un peu réticente à m’approprier son travail et à créer des exercices qui stimuleraient les gens à utiliser l’art et le mouvement, le son et l’écriture pour l’expression de soi. J’avais travaillé avec mon père pendant de nombreuses années, et suivi des classes avec lui, et je connaissais très bien sa philosophie et ses méthodes. Je les avais incorporées dans ma propre manière d’être. Alors, faire quelque chose d’un peu différent était un processus difficile pour moi au début. Ensuite j’ai réalisé qu’en fait j’étais en train de vivifier sa théorie de la créativité.
Une chose encore : utiliser l’expression artistique fournit aux gens un lieu sécurisant pour explorer leur côté ombre. Dans mon livre « The Creative Connection » (1993), je consacre un chapitre à cette question : accepter l’ombre, embrasser la lumière. L’ombre est la part que nous avons réprimée dans nos vies (Zweig, 1991). Certaines personnes ont dénié leur colère ou leur rage pendant toute leur vie, d’autres ont caché ou dénié leur capacité à aimer ou à être en compassion. Utiliser le mouvement, le son, la couleur, le jeu, offre des occasions de devenir pour la première fois conscient de son ombre, et ensuite de l’explorer pleinement à travers beaucoup de médias. La peur et le chagrin sont aussi souvent plus facilement exprimés dans la peinture ou le mouvement que par les mots. La rage peut être étalée sur de larges feuilles de papier jusqu’à ce qu’un peu de l’énergie ait été relâchée et transformée.
La plupart d’entre nous, qui connaissions Carl, avons réalisé qu’il avait des difficultés à reconnaître ou à exprimer personnellement sa colère (il pouvait le faire à l’occasion par lettre). Cela ne devrait surprendre personne, par conséquent, que j’ai été avide de créer un environnement centré sur la personne où les gens pourraient plonger dans ces sentiments de rage, de peur ou de honte, dans des formes à la fois verbales et non verbales.
Avec l’humanité dans un tel état volatile de rage, de violence, de deuil, de chagrin et de confusion, couplé avec des débordements de générosité, de compassion et d’amour, je sens que la thérapie par l’art ( art-therapy) centrée sur la personne a une place d’actualité.
L’heure est venue pour ceux d’entre nous qui en sont capables, de faciliter la guérison du chagrin, de la colère, de la souffrance et du désespoir. Il est temps pour nous d’aller dans les communautés pour aider les gens à retrouver leur puissance à travers les arts. Le processus créatif est une force, une énergie vitale. S’il est proposé dans un environnement sécurisant, empathique et sans jugement, il devient un processus de transformation pour un changement constructif.
C’est Carl Rogers qui nous a offert la théorie et les méthodes de l’approche centrée sur la personne, celles qui nous donnent des fondations solides sur lesquelles on peut construire. Une de ses plus grandes qualités était son aptitude à rester ouvert à des idées nouvelles et à apprendre à partir de sa propre expérience. En célébrant sa vie, j’espère que nous serons inspirés par sa manière d’être.
Auteur
Nathalie Rogers, Ph.D. (docteur en psychologie), est la fille de Carl Rogers. Attirée d’abord par une carrière artistique, elle choisit la psychologie, devient psychologue clinicienne, et se tourne vers la guidance infantile et le conseil d’étudiants. Elle rejoint son père à La Jolla en Californie en 1974. Elle le convainc de mettre en œuvre avec elle un premier « workshop » sur l’Approche Centrée-sur-la-Personne, qui sera suivi, depuis lors, par beaucoup d’autres dans de multiples pays. Elle crée à partir de 1993 une approche originale de « Creative Connexion ».
Jean Raisonnier est Maître de Conférences en Mathématiques à l’Université de Paris 6. Il utilise volontiers l’Approche Centrée-sur-la-Personne dans sa pédagogie et ses contacts avec les étudiant(e)s. Courriel: jeanraiso@aol.com
Notes
- Accompagné d’une lettre personnelle ce document a été transmis par Nathalie Rogers à André de Peretti.
- J’ai appris il y a une semaine la mort de Ruth Sanford à l’âge de 94 ans. Je rends hommage à son travail avec Carl et à sa consécration à l’approche centrée sur la personne et au développement du travail sur la diversité.
- L’équipe d’animation comprenait de manière variable : Carl Rogers, Maria Bowen, Frances Fuchs, Maureen O’Hara, Joann Justyn, Jared Kass, Betty Meador, Alain Nelson, Nathalie Rogers, John K. Wood, Dick et Marion Vittitow.
- Jared Kass et Maria Bowen
Abstract
To honor Carl Rogers’s 100th birthday, her daughter Nathalie Rogers explains her own views on creativity ; calling forth the story of her collaboration with her father, she tells how, in her work as an art-therapist, she was brought to expand the theory on creativity that he had proposed, by leaning on his principles and bringing into play non-verbal means and exploration of dark sides of the soul.
Références
BARTON, A. (1974). Three worlds of therapy : an existential-phenomenological study of the therapy of Freud, Jung, and Rogers. Palo Alto, CA :National Press Book.
ROGERS, C. R. (1954). Towards a theory of creativity. ETC : a review of general semantics, 11, p. 249-260.
ROGERS, C.R. (1961). On becoming a person : a therapist view of psychotherapy. Boston : Houghton Mifflin. Republished 1965 and 1995.
ROGERS, C.R. (1970). Carl Rogers on encounter groups. New York : Harper and Row.
ROGERS, C.R. (1986). The Rust Workshop : a personal overview. Journal of humanistic psychology, 26, (3), p. 23-45.
ROGERS, C.R. and SANFORD, R. (1987). Reflections on our South African experience. Counseling and Values, 32 (1), p.17-20.
ROGERS, N. (1993). The Creative Connection : expressive arts as healing. Palo Alto, CA : Science and Behavior Books.