Carl Rogers et la pensée constructiviste complexe

Georges LERBET, professeur éméritePDF
Université François-Rabelais, Tours, France


Auteur

Résumé/Abstract

Quand Carl Rogers élabora la plus grande partie de son œuvre, le paradigme de la pensée constructiviste complexe, n’était pas encore advenu. Aujourd’hui, il tend à s’épanouir avec la prise en compte des conceptions de l’autoréférence en interaction avec celles de l’hétéroréférence plus classique depuis la cybernétique. En sciences humaines bio-cognitives, cet épanouissement réinterroge l’idée d’autonomie qui ne saurait être transparente. En examinant particulièrement les travaux rogériens empruntés à Théorie et Recherche, l’auteur s’efforce de montrer le rôle de précurseur joué par Rogers, notamment en travaillant les concepts de growth, de réalité et d’empathie. Cela permet aussi de mieux situer les limites de cette interrogation.

Contenu

Introduction

Complexité du système bio-cognitif de l’homme


Affinités méthodologiques


Convergences de modèles


Renouvellements paradigmatiques


Brève conclusion


Introduction

Dans le contexte épistémologique nouveau qui sait prendre en compte le paradigme de la complexité au point que, aujourd’hui, en France, le CNRS considère comme une nécessité pour la science de « s’attacher à la complexité, (car) c’est introduire une certaine manière de traiter le réel et définir un rapport particulier à l’objet », il paraît intéressant d’esquisser un nouveau regard sur la modélisation de la personne selon Rogers. Pour fonder cette esquisse, il convient de s’appuyer sur l’un de ses textes synthétiques majeurs : Théorie et Recherche (1962). Toutefois, avant de réaliser ce travail herméneutique, il importe de tenter de le contextualiser en présentant, de manière très succincte, la voie méthodologique et théorique propre aux sciences bio-cognitives (Lerbet, 1995) quand elles sont inscrites dans le paradigme constructiviste de la complexité.

Complexité du système bio-cognitif de l’homme

Avant d’aborder la pensée de Carl Rogers et en reprenant brièvement des travaux antérieurs (Lerbet, 1998), on retient comme point de départ de cette réflexion, l’apport de Piaget. Dans son œuvre consacrée à l’épistémologie génétique, il mit l’accent sur la cohérence scientifique de l’objet du savoir envisagé comme structurant des processus hétéroréférentiels. En un raccourci formel théorisé, on peut considérer que Piaget traita les objets étudiés en les appréhendant selon un modèle cybernétique classique. Cela l’amena à s’intéresser de facto, au jeu du rapport entre les entrées et les sorties d’un domaine propre au système bio-cognitif (S) plongé dans un environnement (E). Plus précisément, on peut dire que (S) et (E) entretiennent des relations de dépendance. Cela revient à considérer la mise en fonction de l’un des paramètres par rapport à l’autre (E=f(S) et S=f(E)), sachant que les relations de dépendance sont évidemment très variées et que leur symbolisation par f n’a qu’une valeur générique. Ces relations étant ici interactives, chez Piaget, elles visent à équilibrer en adaptation, un contrôle assimilateur (E=f(S))  et un contrôle accommodateur (S=f(E)).

Si l’étude du domaine hétéroréférentiel, tel qu’il vient d’être décrit abstraitement, fut approfondie chez Piaget mais aussi chez les auteurs qui développent, en quelque sorte, une méthodologie « syntaxique », en revanche, la science est moins habituée à considérer le domaine où sont pris en compte les processus de fonctionnement autoréférentiel d’un système vivant-connaissant. Grosso modo, ces processus reposent sur un modèle général qui se ramène à l’étude de fonctions de la famille S=f(S). Dans une telle perspective, on peut penser que le « prolongement » de la dépendance du système bio-cognitif par rapport à lui-même, aboutit à mettre l’accent sur sa cohésion et à s’interroger sur l’approfondissement du « point fixe aveugle » (Dupuy, 1993), où se fiche la limite du regard du système sur lui-même.

Est-ce à dire alors que, même en dehors des cas pathologiques, on pourrait penser que les deux domaines hétéro et auto référentiels conjecturés plus haut, soient voués à s’ignorer, à se détruire ou à s’exclure mutuellement par le jeu d’on ne sait quelle pulsion impérialiste propre à chacun ?

Une telle position théorique ne paraît pas soutenable au moins pour deux raisons. La première est d’ordre intuitif et pragmatique : elle signifie que chaque individu ressent profondément – et ce d’autant plus que cela lui paraît indicible -, le fait que connaître implique la rencontre nécessaire d’un environnement matériel et social avec soi-même. La seconde raison est plus liée au paradigme scientifique proprement dit qui se déploie dans deux perspectives.

La première est propre à chaque sujet. Elle repose sur l’idée selon laquelle les deux domaines du système bio-cognitif individuel sont sans cesse conjoints de façon originale chez chaque personne, de sorte que cette conjonction résulte de leurs interactions à la fois inévitables et invisibles. L’autre perspective a trait aux relations interpersonnelles. Envisagées dans la pratique scientifique psychosociale par exemple, ces relations signifient que, en dehors des résultats qui peuvent être observés et ressentis par chacun, les regards différents portés sur un interlocuteur, ne suppriment ni son masquage relatif ni son intégrité subsumée ; si bien que, méthodologiquement, les sujets différents et mutuellement exclusifs, répondent à un principe de complémentarité afin que s’instaurent, entre eux, des espaces d’interlocution et de compréhension, espaces construits en interaction entre ces sujets et de part et d’autre.

Ainsi, l’approfondissement de (S) selon les démarches et les modèles qui conjoignent les domaines hétéro et auto référentiels propres à chacun, autorise-t-il à envisager l’hypothèse méthodologique selon laquelle le chercheur et le sujet qu’il appréhende, développent séparément des interactions suscitées par ces domaines. En revanche, il demeure impossible de construire autre chose que des conjectures hypothétiques sur les interactions entre ces deux domaines.

Affinités méthodologiques

Dans ces conditions méthodologiques favorables, même si la théorisation des deux domaines symétriques demeure séparée, il devient possible et légitime de concevoir une pragmatique productrice du système (S), lui-même générant l’approche de la personne autonome dans son milieu propre. Cette pragmatique, qui tient aux interactions des domaines hétéro/autoréférentiels, est une construction renvoyant à l’idée de complexité émergente autonome. Dans la voie théorique développée ici, cette entité tient conjointement à l’importance des contraintes environnementales actuelles « internalisées » (domaine de l’hétéroréférenciation), et aux processus de finalisation propres au sujet (domaine de l’autoréférenciation). Enfin, si ces interactions entre les deux domaines méritent une attention particulière, elles interrogent sur d’autres interactions qui sont au cœur même  des préoccupations de Carl Rogers : ces interactions là et celles qui ont de l’écho chez le chercheur clinicien. En effet, que peut dire des premières, le chercheur quand l’objectivité est considérée comme faible et que le voile sur le réel est pris en considération ?

De ce qui précède, il ressort que, au mieux, ce chercheur peut faire des conjectures concernant le « dedans » de l’autre-sujet pris comme objet d’étude, sans toutefois prétendre pouvoir en produire une description objective positive complète. En faisant ainsi de ces interactions des conjectures, enrichies par une relation métapragmatique modélisatrice avec l’autre, on commence à reconnaître que c’est l’idée de personne dont la théorisation est renouvelée. En effet, elle semble posée et vécue comme se structurant selon ce jeu d’interactions intrapersonnelles, génératrices de co-émergences paradoxales propres au milieu personnel ; ce qui est assez significatif chez Varela quand il écrit (1995, p. 322) : « Je pense que la nouveauté radicale de notre compréhension nouvellement acquise et encore fragmentaire des propriétés émergentes dans les processus de réseaux distribués tient précisément à ce qu’elle nous procure des métaphores puissantes d’un soi dénué de soi : un tout cohérent qui ne se trouve nulle part et peut néanmoins être l’occasion d’un couplage ». Dans l’esprit de ce nouveau paradigme, il devient alors légitime de conjecturer de façon capitale, que même si elles sont invisibles du dehors, ces co-émergences n’en existent pas moins à travers un soi/non-soi, virtuel et actuel dans sa dynamique antagoniste complexe.

Convergences de modèles

De la lecture du texte de Rogers évoqué plus haut, on retient que l’un des premiers éléments de son « axiomatique » intellectuelle concerne sa « foi inébranlable dans la primauté de l’ordre subjectif, (puisque) l’homme vit essentiellement dans un monde subjectif et personnel » (1962, p.157). De même, on peut aussi noter avec notre conception de la personne dans une perspective complexe que, quand Rogers – pour qui la conscience est une « symbolisation de l’expérience » -, prétend que « par suite de l’interaction entre l’organisme et le milieu cette conscience d’exister s’accroît et s’organise graduellement pour former la notion du moi qui en tant qu’objet de la perception, fait partie du champ de l’expérience totale » (1962, p.209), il semble proche du processus de décentration tel que nous l’avons conçu (Lerbet, 1992) ; à ceci près que nous ne pensons pas qu’une expérience puisse être totale. De même, quand il écrit (p.210) que « les satisfactions (ou les frustrations) qui accompagnent les expériences relatives au moi, peuvent être éprouvées indépendamment de toute manifestation de considération positive par autrui », il décrit à peu près ce que nous entendons par l’intériorisation dans la même théorie.

Un autre élément de rapprochement du point de vue rogérien avec celui de la complexité, porte sur la construction de modèles théoriques qui semblent, en partie au moins, s’apparenter, dans les deux cas, à un produit conjectural tel que nous l’esquissions plus haut. En effet, ces modèles constituent un système dont la structure générale repose sur les interactions des expériences de Rogers avec l’ « objet » qu’il a construit progressivement, particulièrement dans le domaine psychothérapeutique (1962, p.158-159). Mais c’est surtout dans la modélisation générale de la personne que nous trouvons, chez cet auteur, un étonnant rapprochement avec la pensée actuelle, rapprochement d’autant plus pertinent qu’est posée la question du « soi ».

Soi ou moi ? Il est banal de souligner que les traductions du concept de « self » font problème en français. Self peut, en effet, être entendu, en anglais, comme un complexe du sujet qui se pose en se bouclant. Ainsi, si self est « soi », il est aussi « moi », dans la mesure où le sujet s’autoconstruit. Si bien qu’il importe de supposer que, quand Rogers théorise la personne, il théorise aussi, conjointement, les rapports entre un self et ce qu’il n’est pas (non self). De même, le concept de « moi » chez Rogers, représente un des noyaux principaux de sa théorie constructiviste. C’est « une structure qui se développe à mesure que l’organisme se différencie ». Il ne saurait donc être question de réduire ce « moi » à une instance sans histoire, donc, à proprement parler, à une gestalt dans son acception psychologique première. En revanche, il est possible de trouver des niveaux d’organisation de structuration « d’expériences disponibles à la conscience » (1962, p.174). D’où l’idée qu’il convient de repérer des processus qui font fonctionner et construisent ce « moi ». Il s’agit aussi bien de « représentation, symbolisation, conscience », qui sont trois « termes » « interchangeables », « synonymes » (1962, p.166), que de « perception », sorte de « pronostic émergeant de la conscience » en réponse à un stimulus ; ce qui dialectise la relation à l’objet. Il s’agit également de « subception », « discrimination (d’excitants) sans représentation consciente » (1962, p.168-169).

De tout cela, on retient que Rogers admet fondamentalement l’idée de niveaux de structuration et de conscience du moi (ce que nous avons développé dans le concept de degrés de lucidité, Lerbet, 1993), et il le fait dans une perspective théorique suffisamment complexe pour que le modèle soit d’ordre intégratif et non pas sommatif : « le moi n’est pas simplement la somme de ces éléments (apprentissages, conditionnements). Essentiellement, c’est une « Gestalt » dont la signification vécue est susceptible de changer sensiblement, voire de se renverser à la suite de changements d’un quelconque de ces éléments. En fait, le caractère structural du moi peut se comparer aux figures ambiguës… Quelque chose de ce genre peut se produire dans l’image que le client se fait de lui-même ».

Après ces précautions de cadrage par rapport à la pensée la plus contemporaine, le discours théorique de Carl Rogers prend une nouvelle tonalité. Il ne porte pas seulement sur les interactions qui pourraient demeurer dans le champ des hétéroréférences subjectives et intersubjectives – celles propres au « cadre de référence externe » (1962, p.188) -, il concerne aussi celles qui impliquent des processus autoréférentiels. C’est ce dont témoigne la conception suivante de la perception (1962, p.187) : « Percevoir à partir d’un cadre de référence purement subjectif sans se préoccuper du cadre de référence de l’objet observé, c’est-à-dire, sans adopter une attitude empathique, c’est percevoir cet objet à partir d’un cadre de référence externe » ; ce qui signifie que l’« externalisation » de l’autre oublie, de façon majeure, sa dimension autoréférentielle. Voilà qui implique donc, aussi, la sous-jacence des autoréférences se construisant dans (et par) un « cadre de référence interne » (1962, p.187) qui « se réfère à l’ensemble des expériences » et qui « représente le monde subjectif » étant censé être « capable de connaître ce monde pleinement ».

Les rapprochements empruntés à Rogers avec les modèles théoriques les plus actuels prennent encore plus de poids quand est abordée la question de l’empathie et celle de la transparence du sujet. Tout travail sur les interactions implique que l’on accepte leur absence de transparence absolue et que l’on admette que l’on ne peut que les conjecturer à partir des résultats qu’elles sont censé susciter. Ainsi, si les interactions propres aux processus hétéro-  et auto- sont fondées chez chacun d’entre nous et si ces processus interagissent avec ceux d’autrui, on peut penser qu’ils impliquent la possibilité d’une relation empathique interpersonnelle. Cependant, par construction, ils impliquent aussi que les interactions subjectives ne puissent susciter une transparence de l’un des sujets aux yeux de l’autre.

C’est en récusant fondamentalement cette transparence de l’autre-objet vis-à-vis de soi que Rogers corrobore son statut de précurseur de la pensée complexe telle qu’elle se développe aujourd’hui. En effet, qu’il puisse y avoir rencontre entre sujets, Rogers n’en doute pas et il inscrit cette possibilité dans le processus d’empathie. Seulement, il s’empresse d’ajouter que « nul autre n’est capable de (…) pénétrer (chez autrui) sauf par voie d’inférence empathique » (1962, p.187), en raison de ce que cette empathie produit « une … connaissance qui ne (peut) jamais être complète ». Dès lors, « percevoir de manière empathique, revient bien à percevoir le monde subjectif d’autrui « comme si » on était cette personne sans toutefois jamais perdre de vue qu’il s’agit d’une situation comme si » (1962, p.187-188).

Cette posture méthodologique clinique retrouve de façon très pertinente le statut constructiviste et complexe de l’ « objet/sujet » bio-cognitif qu’est la personne. Conformément à ce qui est déjà écrit plus haut, cet objet paraît appréhendable selon une « métapragmatique » relationnelle qui interdit de le rendre totalement transparent, mais qui autorise à le conjecturer pragmatiquement, en fonction des échanges corroborés entre les interlocuteurs. Plus fondamentalement, cela constitue un paradoxe tragique selon lequel la rencontre avec autrui, à la fois, construit du sens (connaissance de soi et de l’autre comme non-soi) et en pose la limite, au point que la relation trouve sa puissance dans sa limitation même ; sachant que le sujet s’exprime de manière pragmatique en partie consciente et « non nécessairement verbale » (1962, p.166), à partir de l’expérience de son moi, laquelle « constitue la matière dont se forme la structure expérientielle appelée idée ou image du moi » (1962, p.169).

En définitive, le regard moderne que l’on peut poser sur la pensée méthodologique de Rogers est qu’il paraît intuiter l’idée de complémentarité et qu’il a orienté ses travaux dans la voie de l’intérêt porté au sujet, à sa personne, et à l’appréhension de son monde propre en tant qu’homme-chercheur, sujet lui aussi, et hors de tout esprit positiviste : « L’homme vit essentiellement dans un monde subjectif personnel, écrira-t-il. Ses activités, même les plus objectives – ses efforts scientifiques, quantitatifs mathématiques, etc. – représentent l’expression de buts subjectifs et de choix subjectifs ».

Ainsi, dans son temps, Rogers se situera-t-il résolument dans le champ de la psychologie existentielle, plutôt que dans celui de la psychologie expérimentale qui simplifie la subjectivité humaine et animale. Plus généralement, sa pensée reposera sur l’idée de la réalisation d’un self conçu, avant tout, comme un devenir, sans que, toutefois, cet accent mis sur la finalisation qui englobe « motivation », « expression » et « connaissance », néglige ni la mémoire ni l’« expérience » « qui recouvre tant les événements dont l’individu est conscient, [qu’il « symbolise consciemment »] que les phénomènes dont il est inconscient ». Et c’est dans ce même ordre d’idées, que Rogers pourra avancer que l’« experiencing » « englobe (…) à la fois l’expérience affective et la signification cognitive de cette expérience dans son contexte vécu ».

Cette posture théorique n’est évidemment pas disjointe d’un cadre épistémologique cohérent même s’il demeure en partie implicite. En tout cas, il se présente comme étant assez puissant pour rendre manifestes des conséquences pragmatiques. Ainsi, peut-on considérer que, chez Rogers, il ne saurait y avoir d’objet qui ne prenne pas en considération des sujets : sujet chercheur certes, mais aussi sujet-objet. D’où il a pu résulter dans les pratiques psychotérapiques par exemple, qu’il ne saurait y avoir de troubles du sujet sans troubles des interactions interpersonnelles qui servent ici de repères et constituent une des caractéristiques méthodologiques et théoriques majeures de son œuvre.

Renouvellements paradigmatiques

La méthodologie et la théorisation rogériennes viennent de révéler une solide lucidité intuitive des impossibilités d’une approche consistante (sans contradictions) du sujet en psychologie. Elle rendent aussi impertinente parce que très réfutable dans la perspective poppérienne de ce concept, toute approche positiviste liée à cette discipline. Elles révèlent également l’impossibilité d’atteindre – et même de penser -, une hypothétique transparence de l’autonomie de la personne. Cela étant, peut-on prétendre que Rogers soit allé très loin dans l’explicitation de ce qu’il a intuité ? Dans cette voie critique, on retiendra qu’il a su faire émerger des concepts qui facilitèrent l’ouverture paradigmatique vers la pensée complexe. Il a su poser des limites à l’approche expérimentale et faire sentir l’importance du diptyque interactif de la personne : celui qui postule de facto la conjonction du domaine du rapport hétéroréférentiel reliant la personne au monde extérieur, avec celui de l’autoréférence et de l’incomplétude bio-cognitive fondamentale qui l’accompagne.

Ce sont ces convictions et ces attitudes qui supportent l’esquisse de l’auto-consistance personnelle en psychologie et, plus généralement, aujourd’hui, en sciences bio-cognitives. Chez Rogers, elles reposent sur des recherches en psychothérapie et en éducation, et elles peuvent se résumer grossièrement comme il suit : la personne se construit selon un processus actualisateur constructif de soi (le « growth ») ; ce qui peut se concentrer en une proposition radicale : « l’homme est directionnel ».

De façon générale, on peut comprendre que le macro processus du « growth » constitue bien le concept central de la théorie rogérienne, surtout si l’on élargit le paradigme. Bio-psychologiquement, le « growth » est censé fonctionner au mieux quand il est régulé de l’intérieur et quand il conserve un espace de développement pour que se poursuive l’accomplissement d’une « vie pleine ». En revanche, quand cette régulation est mise hors circuit, quand s’impose une régulation extérieure trop stricte de la part d’autrui et/ou de la société, il y aurait perte d’autonomie et d’authenticité congruente.

Hormis le « growth », l’autre concept majeur du modèle rogérien est celui de « tendance actualisante » auto-évaluatrice. Cela fait écrire à l’auteur américain (1962, p.209) que « le processus d’évaluation n’est pas soumis à des conditions externes », d’où l’idée en forme de corollaire, que « le sujet éprouve un sentiment de considération positive inconditionnelle à l’égard de lui-même », sentiment qui convoque l’autorégulation de soi grâce à la tendance actualisante qui « sert de critère » et traduit, en propre, les effets de l’autonomie personnelle. En revanche, lorsque l’évaluation personnelle est dépendante de l’extérieur, il y a « malajustement » (malfonctionnement), d’où un risque de blocage sur des défenses rigidifiantes (intensionality), par opposition à l’ouverture (extensionality).

Dans ces conditions théoriques, la tendance actualisante est donc bien « le postulat fondamental ». Elle peut alors se définir (1962, p.162) comme le fait que « tout organisme est animé d’une tendance inhérente à développer ses potentialités (…) de manière à favoriser sa conservation et son enrichissement », donc d’assurer un « développement dans le sens de l’autonomie et de l’unité (…) c’est-à-dire dans le sens opposé de celui de l’hétéronomie ». Il est alors très cohérent avec cette perspective théorique générale, que Rogers conçoive l’expérience la « réalité » du sujet de façon intime, et qu’il envisage la réalité personnelle comme le « milieu » qui « n’existe que pour lui : dans un monde de sa propre création ». Un milieu qui n’est pas, en cela, confondu avec l’environnement, mais qui doit être entendu comme co-émergeant avec le self, pour structurer, avec celui-ci, la personne complexe. Car, comme l’estimait Rogers, la personne a un monde propre qui se construit concomitamment à son développement, au point que le sens naît (« autoréférence ») de cette construction.

Bien engagé avant la lettre, dans ce qui sera plus tard la conception de « l’invention de la réalité » par l’homme (Watzlawick 1988), Rogers exprima tout cela fort clairement quand il écrivit que « dans son interaction avec la réalité (avec son milieu), l’individu se comporte comme un tout organisé, c’est-à-dire une « gestalt » ou « structure ». Quand il se fut agi de définir les processus de régulation propres au sujet, Rogers les assimila à un « processus continuel d’évaluation autonome », cette « évaluation » pouvant être qualifiée d’« organismique » en ce que c’est la « tendance actualisante » qui lui sert de critère.

Pour ce qui est de l’autonomie, l’intuition s’apparente pratiquement à une conjecture tant elle est proche des travaux plus récents. Ainsi, dans la structuration du self l’autonomie de la personne coïncide-t-elle à peu près avec ce que Varela (1979) a pu en écrire concernant sa manifestation caractérisée par l’oscillation liée à la part d’autoréférence et au calcul autoréférentiel (Spencer-Brown, 1979). Cependant, cette autoréférenciation ne fut spécifiée par Rogers qui écrivit (1962, p.176) : que le caractère structural du self « peut se comparer aux figures ambiguës que l’on trouve dans les manuels de psychologie de la forme et qui présentent, par exemple, un tracé qui se perçoit tantôt comme le contour d’un vase et tantôt (…) comme deux figures humaines de profil ».

Pour comprendre encore mieux la puissance de ce que l’approche rogérienne esquisse, il faut aussi en poser les limites perçues dans l’oeuvre et, en même temps, dégager les convergences – que l’on sent s’amorcer – avec l’approche contemporaine d’une dimension bio-cognitive « immunologique » de la personne, liée à la pensée complexe. C’est ainsi qu’en étudiant la dialectique du sujet avec son environnement, via les productions – en partie floues – de son milieu, Rogers, travaillant les dysfonctionnements sut conserver une place aux ambiguïtés et aux ambivalences, dans la mesure où son intérêt se portait sur la quête d’une relation « empathique », qui n’est pas fusionnelle puisqu’elle repose sur un « comme si », pour tendre vers la « perception du cadre de références d’autrui avec les harmoniques subjectives et les valeurs subjectives qui s’y rattachent ».

En revanche, les notions de tendance actualisante et de fonctionnement optimal de la personne laissent des ombres théoriques importantes. Dans ce même esprit, nous ne saurions dire que Rogers alla jusqu’à assumer le caractère nécessairement imparfait de l’autonomie quand elle est appréhendée du dedans et, a fortiori, du dehors. Il demeura, en effet, chez lui, l’idée d’un absolu, d’un « optimum » qui serait à atteindre. A atteindre en projet par le sujet mais en omettant de signaler qu’il s’illusionne par refus du tragique général. D’où, dans l’homme, la vision d’une « nature positive » qui semble avoir été assimilée à non ambivalente. Cela ressortit, semble-t-il, au fait que si, globalement, Rogers évoqua bien une potentialité organismique grâce au concept de tendance actualisante, il négligea ce qui détermine les limites de ses théories par rapport à ce qui est aujourd’hui modélisable. Ce point concerne un quasi silence sur ce que peut être le potentiel. C’est ainsi que l’idée de « fonctionnement optimal » qui s’opère « quand la structure du moi est telle qu’elle permet l’intégration symbolique de la totalité de l’expérience » (1962, p.180), ne laisse pas de place explicite à ce que structure l’autoréférence, à savoir l’inhérence de l’incomplétude, même si l’on trouve des traces de cette incomplétude quand il s’agit de l’angoisse, ce « malaise ou tension sans cause connue » (1962, p.176).

Brève conclusion

L’intérêt de la relecture de la théorisation générale de Carl Rogers au regard de la pensée constructiviste complexe, tient au fait que cet auteur est considéré comme un authentique précurseur de ce paradigme dès le milieu du vingtième siècle. Il est indéniable, en effet, que, selon Rogers, le sujet construit génétiquement sa réalité, laquelle n’est donc pas, pour lui, un déjà-là qu’on se contenterait de découvrir. D’où on retiendra l’idée forte selon laquelle la construction du monde est, avant tout, une construction du monde du sujet, que ce dernier met à l’épreuve de son expérience en fonction de ce qu’il est potentiellement. Dit plus brièvement, l’individu cherche à faire coïncider le monde qu’il construit avec ce qu’il est, et avec son rapport aux données de l’environnement. D’où, aussi, chez Rogers, la sophistication théorique d’un espace-temps personnel autonome, fondamentalement inaccessible de l’extérieur. C’est un espace-temps qui structure l’expérience d’un monde construit rapporté à l’organisme connaissant, où se joue la dialectique self/milieu méthodologiquement conjecturable mais inapprochable autrement que par approximation empathique, c’est-à-dire comme si on ne pouvait la saisir qu’en s’en approchant tout en assumant de ne jamais pouvoir l’atteindre pleinement.

D’un point de vue plus épistémologique, en accord avec la pensée contemporaine de la complexité, il est recevable que Rogers a su poser les limites d’une conception strictement hétéroréférentielle du sujet, ainsi que celles de son appréhension. En revanche, sa conception d’un développement optimal n’a pas favorisé la spécification des processus bio-cognitifs autoréférentiels qui s’accompagnent, nécessairement, d’une ouverture sur l’incomblable incomplétude propre au vivant cohésif tel qu’on le rencontre, par exemple, dans les travaux de Varela.

Auteur

Georges Lerbet est professeur émérite des universités (université François-Rabelais, Tours, France). Docteur de troisième cycle en psychologie expérimentale puis docteur d’Etat es lettres et sciences humaines (Paris), il a commencé sa carrière universitaire en enseignant la psychologie expérimentale à Lyon puis à Paris. Devenu professeur titulaire, il enseigna la psychologie génétique (Clermont-Ferrand puis Tours), avant de se consacrer aux sciences de la formation (EHESS Paris et Tours) et de poursuivre son enseignement et ses recherches en sciences bio-cognitives et en épistémologie. Depuis 1965, il a publié une vingtaine d’ouvrages et environ une centaine d’articles.

Abstract

Compared with Rogers’works, the sciences of complexity are young sciences. However, these sciences seem to be almost congruent with the theorical models of the American author. This is clear through the conjunction of the designs of selfreference and heteroreference, and gives to us the possibility to have a more judicious view of autonomy. In this way, Rogers’works are very interesting because they allow us to understand the roles which have been played by words such as GrowthReality and Empathy, in rogerian meanings.

Références

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LERBET, G. (1993). Système, personne et pédagogie, Paris : ESF.

LERBET, G. (1995). « Stratégies intelligentes et dynamique du complexe bio-cognitif : interprétations post-piagétiennes », Revue Internationale de Systémique, IX, 2, 123-131.

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