La motivation, notion fluctuante (faut-il être motivé pour travailler ?)

Claude LEMOINEPDF


Auteur

Résumé/Abstract

Sous cette question défi, on passe en revue les acceptions classiques de la notion de motivation, comme l’intérêt, le besoin et l’influence, qui sont présentes dans les représentations courantes et qui portent à confusion. Avec une définition extensive, tout devient motivation et il est impossible de sortir de la notion, explication possible de tout comportement. Il s’agit ainsi de rompre avec les conceptions habituelles qui appuient la motivation tantôt sur une explication interne en forme de besoin ou d’intérêt, tantôt sur une source d’influence extérieure, y compris indirecte, insidieuse et sans pression perçue. Une enquête par associations libres, réalisée auprès de jeunes Français allant du niveau lycée au niveau licence, montre l’importance donnée à la place de l’individu et à son activité en fonction des situations où il se trouve. À partir de là, on dessine de nouvelles perspectives pour la notion, portant sur les objectifs visés, la valeur donnée au travail ou à l’activité, l’implication et la capacité à intervenir sur soi.

Contenu

1. Position du problème
2. La motivation comme variable scientifique invoquée et changeante
3. La motivation dans le langage courant : ébauche d’un modèle
4. Revoir la notion de motivation en relation avec la valeur donnée au travail et à l’activité
5. Conclusion : la motivation, notion galvaudée ou nouvelles perspectives


1. POSITION DU PROBLÈME

L’usage du terme motivation est devenu courant. Qui ne l’utilise dans le cadre d’un recrutement, d’une lettre de «  motivation » pour obtenir un stage ou simplement pour indiquer son état psychologique, positif ou négatif, en vue de réaliser une activité quelconque ? À tel point que les synonymes communs, repérés dans une enquête par associations de mots auprès de jeunes, sont loin des définitions savantes : «  j’ai envie ou pas envie de, je le sens bien ou pas, j’aime bien ou non, je veux, je souhaite ou non. » On en viendrait à oublier les origines d’une notion scientifique qui est apparue à la jonction entre behaviorisme et cognitivisme dans les années 1960 pour résoudre une impasse épistémique, notamment dans les théories de l’apprentissage par association (Nuttin, 1968, 1980).

En fait, la question de la motivation est doublement stratégique : sur le plan théorique d’une part face à la crise du modèle stimulus – réponse, une même stimulation ne produisant pas toujours la même réponse, et sur le plan pratique d’autre part, le problème étant d’obtenir une réponse plus importante, par exemple un travail plus conséquent à partir d’une injonction initiale. On notera en passant la proximité relationnelle structurelle entre la consigne de l’expérimentateur et celle du contremaître ou du manager, qui dans les deux cas visent à faire réaliser une tâche ou un travail (Lemoine, 1994). Face à cette double utilité, théorique et pratique, la motivation se présente comme la solution des problèmes. D’un côté, elle fonde l’idée que le sujet n’est pas une simple machine à répondre, qu’il ne peut être traité comme un objet standard étudié par les sciences de la matière, qu’il est nécessaire d’invoquer des variables intermédiaires pour expliquer la variété des résultats d’apprentissage dans une même condition, de l’autre, elle permet d’intervenir sur le sujet, de l’influencer, de le conditionner, pour qu’il réalise une activité plus importante dans son travail. L’affaire est réglée et la motivation devient une notion indispensable, incontournable et explicative par laquelle les pratiques de commandement, puis de management trouvent leur fondement et leur justification dans une théorie scientifique renouvelée. On passe ainsi du stimulus qui sanctionne par récompense ou punition (par conditionnement) à l’incitation ou à l’influence qui motivent.

Bref, la motivation est devenue une norme sociale nécessaire : elle fonde la rupture avec le behaviorisme, et elle assure la dimension psychologique du travail selon laquelle il faut être motivé pour travailler. Dès lors, il n’est plus possible de penser que la motivation pourrait être remise en question, pourrait devenir nulle ou négative ou serait critiquable. Ce serait tout à la fois remettre en cause une avancée scientifique et un modèle de fonctionnement organisationnel du travail. Des travaux récents (François, 2008) montrent l’existence de cette norme qui ne fait qu’accroître la liste des normes sociales associées aux injonctions psychologisantes du temps : il est requis d’être interne, responsable, compétent, dynamique, motivé, surtout de façon intrinsèque, mais pas seulement, et bien sous tous rapports, évidemment. Mais si l’on souhaite que la motivation reste une notion scientifique pertinente, il est utile de se demander comment elle peut apporter un éclairage sur l’activité humaine et comment elle permet de saisir les processus qu’elle invoque.

Définitions multiples, scientifiques ou communes ?

Pour répondre à la question de la nécessité de la motivation dans le travail, il faut se demander d’abord de quelle motivation il s’agit, et si on la mesure sans modifier ses caractéristiques, ce qui conduit à quelques analyses critiques. On passe ainsi en revue les acceptions classiques de la notion de motivation en montrant qu’elles se différencient peu des représentations courantes et qu’elles portent à confusion sur le plan conceptuel. Cette proximité entre modèles théoriques et conceptions communes donne une impression d’évidence immédiate et partant, de propositions irréfutables. Les différentes représentations scientifiques (pour une revue, voir Morin, 1996, p. 127-129 ou Lemoine, 2004) qui se veulent aussi être des explications du comportement semblent chacune aller de soi alors qu’elles ne reprennent souvent que des affirmations courantes qui paraissent toutes vraies, mais renvoient à des processus hétérogènes. Mais en même temps, on le verra, elles évitent soigneusement quelques acceptions classiques, soit pour se distinguer de notions plus philosophiques comme la volonté ou l’intention, soit en raison de la difficulté à les mesurer.

2. LA MOTIVATION COMME VARIABLE SCIENTIFIQUE INVOQUÉE ET CHANGEANTE

La motivation est dès le départ une notion peu définie et à ce titre bien commode. C’est ce qui pousse à agir, à mettre l’individu en mouvement, en action. Elle peut se traduire par une force, sur le modèle de la physique, par un besoin physiologique ou par un stimulus extérieur (Nuttin, 1980). Cette conception passe-partout, ambiguë, irréfutable, est compréhensible quand on sait qu’elle était un essai pour sortir de l’insuffisance du behaviorisme : elle permettait de contourner l’interdit d’explorer la «  boîte noire », supposée inaccessible, de jouer un rôle de variable intermédiaire et de résoudre par un artifice le fait qu’un même stimulus ne conduit pas toujours à la même réponse dans des conditions identiques. On ouvrait ainsi la boîte de Pandore en supposant que les écarts provenaient de l’individu, qui se trouvait par là même réintroduit, du moins en partie. Mais on activait ainsi une norme sociale dominante qui renvoyait les différences à des questions de personnalité et de besoins. Si ce stratagème ouvrait la porte pour échapper au behaviorisme, il n’évitait pas d’autres écueils et notamment le flou théorique caché sous un appel à l’évidence courante.

Le «  ce qui pousse à » devait bien être précisé et il fallait trouver une explication. L’élasticité de la notion en a généré pléthore, des besoins, source inépuisable, et des traits de personnalité aux buts visés en passant par toutes sortes d’influences extérieures, sans que l’on se rende compte que les facteurs explicatifs invoqués remplaçaient la coquille vide de la motivation qui au départ était l’explication du comportement. Mais son insuffisance a conduit à rechercher les multiples facteurs explicatifs en amont de la motivation même. On cherchait ainsi «  ce qui » expliquait la motivation qui elle-même expliquait le comportement. Cette voie qui vise à étoffer la motivation par l’adjonction de facteurs multiples permet de maintenir une approche scientifique mesurable tout en donnant une place, variable, au rôle de l’individu. Selon le cas ou la tendance théorique, les facteurs externes et internes interviennent chacun plus ou moins, l’individu pouvant rester un pantin déterminé, devenir un acteur jouant son rôle social programmé ou encore quelqu’un capable d’intervenir sur soi et sur autrui (Lemoine, 1994).

Mais si les scientifiques, jouant du principe de précaution, évitent de confondre les questions du pourquoi et du comment et laissent la porte ouverte à des conceptions diverses, le problème du statut du sujet humain restant en suspens, l’utilisation courante va facilement franchir le pas en fonction de la demande sociale en associant motivation, explication du comportement individuel et attribution de responsabilité. La motivation, entité cachée, inobservable directement, explique le niveau d’activité de l’individu et par-là le situe socialement. En même temps, elle est une variable sur laquelle intervenir pour l’inciter à augmenter ses performances. Cette double utilisation permet d’entretenir le flou entre les raisons et les buts. Et ce n’est pas la multiplicité des modèles scientifiques qui peut aider à clarifier ce malentendu, du moins dans la perception sociale prédominante parfois relayée par les théoriciens. Passons donc en revue différentes limites de la notion de motivation dans ses usages divers, mouvants et ses facteurs associés avant de proposer quelques pistes pour faire avancer le débat.

La théorie de l’intérêt

L’intérêt est une notion ancienne. Adam Smith au 18e siècle pense que les individus recherchent leur intérêt personnel et croit en la convergence des intérêts individuels vers l’intérêt général. C’est la naissance de l’homo economicus, être rationnel et calculateur qui modulerait son activité en fonction du seul gain qu’il pourrait en retirer. Si parfois ce modèle s’applique dans certains contrats de type donnant-donnant, il est loin d’expliquer le niveau d’activité. Des facteurs affectifs, irrationnels, normatifs ou encore liés à des craintes par anticipation, comme à la Bourse, démentent sa pertinence. Et limiter le travail à la seule recherche de l’intérêt individuel calculé a montré, notamment dans des services administratifs, que l’on obtenait souvent l’inverse de ce qui était attendu, c’est-à-dire une limitation du travail et une insatisfaction au lieu d’un accroissement et d’un contentement. L’activité travail ne peut ainsi se réduire à une simple quantité économique échangée. Si on s’y tient strictement, on obtient une focalisation de l’attention sur les limites comptables à ne pas dépasser, ce qui restreint l’activité et transforme négativement le sens social et psychologique du travail à réaliser. D’autre part, si l’on considère le facteur intérêt, il faudrait encore discuter entre l’intérêt à court terme et l’intérêt à long terme qui peuvent s’opposer, et savoir si la perception de l’intérêt attendu est exacte ou erronée. Même s’il est difficile d’échapper à une comptabilité permettant de mesurer un certain équilibre entre les échanges, et à une stratégie du meilleur gain, le fait même de l’introduire modifie le sens donné à l’activité. C’est ce qui a été observé avec le passage aux 35 heures où chaque partie s’est mise à compter, ce qui d’un côté augmentait les contrôles et réduisait la confiance, et de l’autre, limitait plutôt le travail. Cette comptabilité rend également négligeable une série d’activités situées hors du champ économique, comme le don à autrui, les échanges associatifs et humanitaires ou encore la tendance à faire passer l’intérêt pour autrui avant le sien (comme des parents le font pour leurs enfants). D’autres ressorts ou facteurs que l’intérêt poussent donc à s’activer.

Bien sûr, on peut toujours généraliser et passer de l’intérêt économique à l’intérêt psychologique voire moral, la notion devenant alors polysémique et utilisable pour tout. On obtient ainsi une notion économique (rechercher un profit, un bénéfice) doublée d’une notion psychologique (travailler selon ses intérêts, ses goûts), voire morale (la quête de l’intérêt personnel s’opposant au don et à l’altruisme). Cependant en psychologie, cette notion est peu utilisée pour traiter de la motivation. On la rencontre surtout en vue du conseil en orientation professionnelle à partir des tests et questionnaires d’intérêts (Bernaud, Dupont, Priou et Vrignaud, 1994). Cependant, malgré l’idée courante qu’il est préférable de travailler selon ses intérêts, et malgré des validations statistiques nombreuses et une utilisation pratique certaine des tests d’intérêts, il n’est pas évident que le goût ou le penchant, considéré spontanément comme tendance de la personnalité alors qu’il provient davantage des acquisitions du milieu de vie, conduise à une profession donnée et la motive : on peut aimer la musique, voire en jouer sans devenir musicien professionnel. Et inversement, une matière peu connue au départ ou même non souhaitée peut devenir une activité professionnelle, ne serait-ce qu’en fonction des efforts qu’elle a demandés. En effet, l’intérêt pour une activité se découvre en la pratiquant, comme l’appétit vient en mangeant ou le désir d’apprendre en allant en formation. Mais le système de corrélations, qui correspond en termes de processus psychologique à un simple fonctionnement par associations ou connexions, a vite tendance à être utilisé comme système explicatif causal dans la pensée courante, y compris celle des chercheurs, et à s’appuyer sur un modèle implicite de la personnalité comme source d’explication.

En terme de définition, l’intérêt renvoie tantôt au gain, au bénéfice, et tantôt au goût, à l’envie, les deux assertions ne se rejoignant que par l’idée dominante d’un individu égotique ou égocentré, qui cherche toujours un plus pour lui-même, y compris dans l’altruisme. On se trouve donc avec une notion irréfutable, qui peut tout expliquer. On n’y échappe pas facilement, toute activité pouvant toujours être expliquée par un certain intérêt, soit commercial ou financier, soit psychologique. On retrouve le schéma habituel de l’individu calculateur, stratège, chercheur de richesses et de pouvoir, et rétif au travail sauf à l’y forcer par des promesses de récompenses ou de punitions (type X de Mc Gregor, 1969). La motivation vient donc dans ce cas de l’intérêt recherché ou espéré ou de la crainte de sa perte anticipée. On risque alors de revenir au simple conditionnement dans lequel la motivation reste superflue, sauf à penser que l’impression d’intérêt perçu vienne expliquer les réponses dites conditionnées. Dans ce cadre, on peut également situer l’une des formes d’engagement organisationnel fondé sur le calcul des intérêts personnels escomptés (Meyer, Allen et Smith, 1993). Si le salarié y trouve son intérêt, soit financier ou extrinsèque, soit psychologique ou intrinsèque, quand le travail est «  intéressant », il s’engage pour l’entreprise, la défend, se donne à fond et la fait prospérer. Mais à l’inverse, s’il n’y trouve pas son compte, il la quitte ou à défaut réduit le travail au minimum, en dehors de toute considération affective ou normative. On voit que cet engagement calculé peut aussi devenir l’opposé d’un engagement, au même titre que l’engagement normatif (Vonthron, 2002), sachant que l’appréciation positive ou négative peut varier à la fois dans le temps et dans les types de critères. Si la compétence du salarié est rare et recherchée, l’intérêt et l’implication pour le métier peuvent l’emporter largement sur l’engagement envers l’organisation. Il reste alors pour chaque partie à bien connaître ses intérêts, souhaités ou visés, qui ne peuvent se réduire à une fidélisation marketing par bons points.

La théorie du besoin

Avec l’idée de besoin (Maslow, 1954), on se situe dans une autre perspective, celle des besoins et passions de nature à satisfaire, même si on peut toujours transformer un intérêt donné en l’expliquant par un besoin à assouvir. Cette théorie des besoins paraît tout à fait évidente pour fonder les motivations : celui qui manque, cherche à combler le manque et donc s’active en conséquence ; par exemple, j’ai soif, je vais me déplacer pour aller chercher de l’eau. Et on peut bien sûr hiérarchiser les besoins en fonction de l’urgence pour la survie : l’air, puis l’eau, puis la nourriture, sans oublier le besoin de se déplacer et seulement ensuite celui de communiquer, etc. Depuis les «  hommes des cavernes » avec l’image de la chasse et de la cueillette, jusqu’aux explorateurs et aux astronautes, il faut assurer l’activité de subsistance primaire, tandis que la recherche de satisfactions via la culture et les besoins dits supérieurs arrive après … On sait que cette hiérarchie est factice et dépend des personnes et de la culture (Louche, 2001). Elle était critiquée par Alderfer dès 1972, ce qui ne l’a pas empêchée de se développer, peut-être en raison de sa simplicité, de son évidence apparente pour expliquer les comportements quotidiens ou de son modèle hiérarchique attractif qu’on peut faire remonter à Aristote.

Pourtant, de nombreux exemples contredisent la liaison entre besoin et motivation à agir (Lemoine, 2004). On peut citer le fait que les gens ayant de grands besoins sur le plan économique sont aussi ceux qui consomment le moins, tandis que les populations les plus développées présentent une demande soutenue. D’autre part, lorsque le besoin est satisfait, on devrait s’attendre à un arrêt ou une réduction de l’activité, ce qui n’est pas le cas en matière de consommation. Il en est de même pour des secteurs comme la richesse et le pouvoir qui ne semblent pas se réguler par eux-mêmes. La demande peut donc être favorisée sans référence aux besoins, comme l’ont bien compris les publicitaires, tandis qu’il faudrait s’interroger sur l’usage de la notion de besoin pour inciter à agir. Ainsi, en matière de formation professionnelle, on voit souvent des institutionnels avançant que telle population a besoin de formation alors que celle-ci ne la souhaite pas vraiment. Il en résulte des arrêts et des échecs qui pourraient être évités si l’on vérifiait antérieurement la présence d’une demande venant des intéressés, sachant aussi que celle-ci varie et se développe en cours de formation, suite à la découverte de nouvelles réalisations. Faut-il être motivé si le besoin se fait sentir ? Et inversement, suffit-il de motiver si l’activité n’est pas attractive ? Pour le moins, il serait préférable de traiter de l’attractivité de l’offre et de l’importance de l’attente ou de la demande plutôt que d’un besoin supposé et décrété.

Il est possible de transférer ce raisonnement dans le domaine du travail, qui est actuellement l’objet d’une attention accrue, afin de se détacher de l’opinion commune que le besoin motive et fait agir, et de son corollaire que la satisfaction du besoin fait cesser l’activité. Ce scénario ne fonctionne pas comme attendu : ceux qui sont loin du milieu du travail et en manquent ne savent généralement pas en trouver, tandis que ceux qui ont déjà un travail sont sollicités pour des heures supplémentaires ou confrontés à un surcroît d’activité et se trouvent surchargés.

A contrario, si le modèle du besoin fonctionnait, on s’arrêterait de travailler, de se former ou d’agir dès que l’on atteindrait la satisfaction, ce qui serait dommageable pour le travail à réaliser (de même que l’on fait la sieste après un bon repas !). Il faudrait que le travail devienne un besoin perpétuel, jamais satisfait, tout en l’étant suffisamment, sachant que le besoin ne peut fonctionner que s’il est perçu comme désirable et accessible, ce qui ne manque pas d’être contradictoire. On peut remarquer aussi que l’on aborde ici une caractéristique généralement non prise en compte de la courbe à maximum, à savoir le côté cyclique de l’activité, bien connu chez les sportifs : après un effort intense, il est nécessaire de récupérer sous peine de contreperformance. Cela réduit notablement le résultat d’ensemble si l’on compte le temps total (préparation, réalisation, récupération). On pourrait dire aussi que le besoin satisfait, l’activité s’arrête. Or la situation de travail demande plutôt une activité régulière et continue qui s’étale dans le temps, et non un exploit ou une accélération à un moment donné. Cela rend caduque la comparaison à l’exploit sportif qui demande un effort intense, mais passager. Il ne suffit donc pas de fournir «  un coup de collier » sous l’effet d’une incitation ponctuelle. Il faut donc regarder d’autres facteurs susceptibles de susciter une activité de travail continue et soutenue. Il serait donc nécessaire de distinguer plusieurs formes de motivation selon la durée de l’activité. Avec un travail s’étalant dans le temps, les processus invoqués ne peuvent être les mêmes que pour une action isolée ou ponctuelle.

Ainsi, la notion de besoin semble tentaculaire et fluctuante : d’un côté, elle fait appel à un état de nature qui fonde l’individu, mais le limite à un profil de personnalité établi, invoquant une explication interne, hors contexte, de l’autre, elle s’appuie sur une nécessité venant de l’extérieur, sous forme de pressions diverses, pour obtenir un effort supplémentaire, au cas où le naturel ne suffirait pas : le besoin décrété se transforme alors subrepticement en source d’influence.

Une théorie de l’influence

Même si l’on sait que l’activité spontanée est le propre de l’homme et de son développement, il est plus sûr de la renforcer, surtout si l’on souhaite augmenter la performance et si l’attractivité initiale est faible, comme pour le travail encadré et structuré. Il faut donc créer le besoin, ce qui montre en passant qu’il n’y est pas, par toutes sortes d’incitations, d’injonctions ou de pressions. On peut ici passer en revue l’ensemble des motivations dites extrinsèques qui sont autant d’essais pour accroître l’effort au travail, la persévérance et surtout la performance, et qui relèvent toutes de l’influence exercée de l’extérieur pour obtenir davantage de travail.

Mais là encore, il faut se demander si la motivation augmente de cette façon et si le but est atteint. Travaille-t-on plus et mieux si l’on gagne plus ou si l’on espère recevoir une prime, si l’on a un meilleur statut ou encore moins d’heures de travail à effectuer ? La réponse positive semble évidente. Cependant, des observations de terrain et des recherches plus systématiques ont montré que les effets étaient souvent bien plus faibles que ceux attendus et parfois même inverses (Lemoine, 2001). Francès (1998) par exemple montre que le système des primes n’est pas très efficace. Pour qu’il le soit, il faudrait établir un lien plus direct et un temps plus court entre l’activité exceptionnelle et la prime, et il faudrait aussi que le système d’attribution au mérite soit transparent et considéré comme équitable (Vacher et Lemoine, 1995 ; Steiner, 2000). A défaut, mieux vaut encore le système d’équirépartition qui, s’il annule les différences liées au mérite, a au moins l’avantage d’éviter les contestations et les dissensions. Le risque est en effet d’introduire un système d’évaluation pesant (Romano, 1998) et une suite de comparaisons à autrui qui vont à l’encontre du travail en équipe et de la coopération dans le travail. Dans ce cas, l’effet prime devient négatif et tend à détériorer le climat social. Il risque aussi de dévaluer le travail habituel, les efforts se dirigeant en premier sur ce qui permet d’obtenir le gain supplémentaire. Il en résulte que le système de primes est à utiliser avec beaucoup de précautions, sachant en outre que les effets sont limités dans le temps tandis que l’activité de travail se doit d’être prolongée. On revient ici à l’effet passager des récompenses qui doivent être suffisamment rares pour rester efficaces, et ne peuvent donc être érigées en moyen structurel de gestion des relations de travail et d’augmentation de l’activité.

Ces incitations extrinsèques conduisent plutôt, comme l’indiquait Herzberg (1966) à des insatisfactions. Et il est sans doute préférable de développer des facteurs intrinsèques comme le travail intéressant ou autonome pour éviter des problèmes. Cela indique aussi qu’il n’y a pas de proportionnalité entre travail et rétribution et que le goût pour un travail ne vient pas seulement du gain obtenu. On pourrait aussi généraliser ce mode d’intervention extrinsèque en rassemblant les tentatives multiples recherchées pour faire travailler plus, que ce soit les évaluations affichées, les cercles de qualité ou les réunions de concertation sans décision par les intéressés. Dans tous les cas, il s’agit de donner un peu ou de créer une impression positive pour stimuler l’activité, ce qui risque d’être perçu comme une sorte de manipulation et de susciter par là une résistance plutôt qu’une adhésion, même si chaque partie peut tirer un avantage de la formule.

À l’opposé, on trouve aujourd’hui dans les méthodes de management des orientations qui privilégient la sanction négative plutôt que la récompense (Masclet, 2000). La crainte permanente du licenciement, l’incertitude sur le type ou le lieu de travail, la charge excessive d’activités multiples en simultané qui conduit au stress, la pression sur les résultats à obtenir, l’appel aux aspects psychologiques pour tenir les individus sous tension sont autant de moyens pour faire travailler plus et plus vite. Mais est-ce encore de la motivation ? Ce serait tout au plus l’incitation à des conduites d’évitement, par conditionnement… Mais qu’il s’agisse de sanctions positives par récompenses ou négatives par crainte de conséquences néfastes, il faut bien remarquer que ces modes de rapports et de fonctionnement sociaux, que l’on trouve aussi bien dans les organisations qu’en politique internationale, relèvent du système stimulus – réponse comme archétype du management des individus ou des ensembles constitués. À ce titre ils sont très peu évolués, se rapportent au béhaviorisme classique et ne demandent pas le passage par la motivation, même si celui-ci peut être évoqué en terme de cognition ou de représentation intermédiaire des stimuli manipulés. Par opposition à ce modèle d’influence, il est possible de définir davantage ce qu’on entend par motivation, au sens d’une prise en compte des souhaits, des attentes et des valeurs de l’individu, ce qui suppose lui permettre de s’exprimer sur son travail et de le définir en concertation. Mais pour cela, il serait nécessaire de sortir du couple fermé liant les actions de motiver et de travailler plus, couple qui relève d’une perception stéréotypée plus que d’une question scientifique.

3. LA MOTIVATION DANS LE LANGAGE COURANT : ÉBAUCHE D’UN MODÈLE ?

Il n’est pas sûr que les considérations ci-dessus soient présentes dans la façon de traiter de la motivation dans le langage courant. Une enquête exploratoire réalisée par questions ouvertes auprès de jeunes français de 18-20 ans (n = 21) en lycée (classe de 1 ° en section technique de laboratoire) a été complétée avec deux autres groupes : des techniciens supérieurs en biochimie (BTS, bac + 2) (n = 21) et des étudiants en psychologie (bac + 3) (n = 42), avec des conditions de questionnement identiques. L’enquête de trois questions ouvertes était établie sur le principe des associations spontanées : «  écrire tous les mots qui vous viennent à l’esprit à partir du mot «  motivation » ; évoquer une situation, exemple ou expérience où vous êtes très motivé(e) ;évoquer une situation où vous n’êtes pas du tout motivé(e) ».

Les résultats peuvent paraître inattendus, mais instructifs en terme de représentations de la notion. Chez les lycéens, en dehors des éléments conjoncturels liés au lieu et au temps des examens, quatre catégories ressortent : le travail (1), les objectifs (2), le vouloir et la persévérance (3), l’envie et la passion (4). Ces résultats sont présentés dans le tableau 1. Les situations qui motivent confirment et précisent ces activités agréables et choisies, la réalisation d’un projet personnel et la place des activités relationnelles (cf. tableau 2). À l’opposé, les situations non motivantes comprennent les activités habituelles obligatoires (ex : aller en cours), le fait de se lever (ce n’était pas attendu), ce qui n’a pas de but ou paraît désagréable, y compris le fait d’être poussé à être motivé (cf. tableau 3).

Chez les techniciens (BTS), on retrouve les quatre catégories indiquées dans le tableau avec seulement quelques mots proches en complément : travail (1), but (2), courage, persévérance, volonté, effort, détermination (3), réussite, envie, aimer bien, plaisir de réaliser, passion (4), et aussi se donner la peine, être actif, tout faire pour. Il faut y ajouter les rubriques «  réussir » et «  s’impliquer », moins fréquentes chez les lycéens. On trouve également l’opposition entre les situations où l’on est motivé, comme le sport, les loisirs, les sorties entre amis, la famille, créer, réaliser un projet, faire ce qui passionne, et les situations non motivantes, comme réviser des cours, faire ce que je n’aime pas, être obligé de faire ce que je n’ai pas envie, me réveiller le matin.

Le groupe d’étudiants en psychologie donne aussi des informations allant dans le même sens : être motivé est associé au travail (travail bien fait) (1), à la détermination, l’effort, l’investissement, la volonté, le courage, l’implication, l’engagement, l’énergie, l’entrain, le dynamisme, l’enthousiasme (3), et l’envie, le plaisir de faire l’activité, la passion, les apports affectifs (4). On trouve aussi la réussite, l’ambition, la performance (5), ainsi que l’implication, l’engagement que l’on a regroupés avec l’entrain, le dynamisme, l’enthousiasme (6), et qui peuvent être rapprochés d’un état (distinct d’une action) de satisfaction (enjoué, heureux, joyeux, sourire, positif).

Parmi ce qui motive, on note à nouveau les activités que l’on aime, le travail choisi, ce qui fait plaisir aux autres, le sport, les loisirs, les sorties, les groupes d’amis, la réussite aux examens, les études, les projets. Tandis que les situations qui ne motivent pas rassemblent les activités désagréables, les révisions, certains cours, se lever tôt, ranger ou nettoyer, les transports en commun, le sport, les activités contraintes ou encore l’absence d’activité.

Tableau 1
Mots associés à la motivation

Volume11_3-4_La_Motivation_tableau1

Tableau 2
Situations motivantes (où vous êtes très motivé)

Volume11_3-4_La_Motivation_tableau2

Tableau 3
Situations non motivantes (où vous n’êtes pas du tout motivé)

Volume11_3-4_La_Motivation_tableau3

Ces données, bien que variant un peu selon les groupes, apportent des informations convergentes non négligeables : elles retrouvent l’importance des projets, des objectifs et des résultats à atteindre (2) (cf la théorie de Locke et Latham, 1990) ou encore des résultats obtenus, de la réussite (5). Elles associent également la motivation au domaine du travail, de l’embauche et de la fatigue (1). Elles montrent en premier lieu sa proximité avec la détermination, l’effort, la volonté (3), qui sont à rapprocher de l’implication, voire l’entrain, l’énergie (6), ce qui renforce la place donnée à l’activité du sujet lui-même. Elles soulignent aussi les aspects positifs affectifs, l’envie, la passion, le souhait pour une activité que l’on aime (4), parfois liée au bien-être et réalisée à plusieurs.

On note que ces domaines évoqués sont éloignés des notions d’intérêt, de besoin et d’influence qui ont occupé le terrain théorique depuis longtemps. D’autre part, les mots associés ne renvoient pas à un état de la personnalité, mais surtout à des actions, tantôt difficiles, demandant de prendre sur soi, de s’y mettre, tantôt agréables, mais toujours perçues comme recherchées ou décidées par l’intéressé. A l’inverse, les contraintes ou ce qui paraît comme tel sont sources de motivation négative, ce qui ne signifie pas pour autant une absence d’activité.

Si l’on reprend les quatre thèmes centraux qui ressortent des mots associés (tableau 1) : travail, projet, passion, implication (détermination, entrain), on obtient plusieurs configurations possibles. Parmi elles, on trouve les ensembles «  travail, projet (de vie), implication » (a), «   activités désirées (passion), implication et projet » (b), «  travail, passion, implication » (c), «  travail, projet, passion » (d). Selon les tableaux 2 et 3 qui indiquent la valence positive ou négative, les ensembles (a) et (b) dominent largement, avec une opposition du couple «  travail passion », association qui pourrait être présente avec une autre population. On a plutôt ici le couple «  projet, travail » (cf. Goguelin et Krau, 1992, Lamoureux et Morin, 1998), et le couple «  passion, implication », qui renvoie davantage à la théorie de Vroom (1964) sur les attentes à valence positive (cf. François, 1998), tandis que les secteurs «  activités de travail activités agréables » sont bien distingués et opposés.

Dans ce cadre, la motivation renvoie à une activité désirée où l’on s’implique, ce qui donne priorité à l’activité du sujet sur soi par auto-emprise (Lemoine, 1994, 2005), à rapprocher de l’automotivation (Deci et Ryan, 2000). Cette activité ne préjuge pas des facteurs de détermination extérieurs mais souligne que ceux-ci passent par le filtre de l’individu qui les restructure, se les approprie à sa façon ou les rejette (Lemoine, 1994), cherche à avoir la maîtrise de ses choix et de son investissement dans ses activités, et pas seulement dans le domaine du travail, même si cela n’est pas acquis d’avance.

On peut aussi situer la motivation comme une intention de faire qui est reliée à une activation, une dynamisation psychologique, une énergie potentielle, prête à être mise en œuvre ou à être déployée, mais qui peut aussi ne pas l’être si l’activité ne correspond pas aux attentes et aux souhaits. Cela dépend donc de la valeur attribuée au travail ou plus généralement à l’activité en vue (qui peut être réalisée hors contrat de travail). On peut traiter dans ce sens aussi bien des questions d’orientation professionnelle (Forner, 2007), de l’intention d’entreprendre (Odoardi, sous presse) ou de la motivation à la formation (Battistelli, Lemoine et Odoardi, 2007).

4. REVOIR LA NOTION DE MOTIVATION EN RELATION AVEC LA VALEUR DONNÉE AU TRAVAIL ET À L’ACTIVITÉ

Après avoir passé en revue les notions qui laissent facilement penser que la motivation au travail vient de l’intérêt, du besoin ou de l’influence extérieure assurée par des récompenses ou des punitions, comme cela revient au goût du jour, et après avoir découvert que les représentations courantes ne correspondaient pas à ces notions, du moins chez des jeunes, il reste à en tirer parti et à se tourner vers d’autres notions plus élaborées pour mieux comprendre le développement et le maintien de l’activité, notamment dans le travail. Une image peut servir d’amorce à la réflexion : celle d’un observateur sur un pont regardant les flots de voitures essayant d’arriver quelque part malgré les embouteillages, tantôt pour aller travailler, tantôt pour aller en vacances.
Quatre processus, qui renvoient aux résultats ci-dessus, peuvent être appelés pour rendre compte d’une notion de motivation revue et repensée en fonction de son lien à l’activité des personnes.

Une motivation à géométrie variable : motivé et non motivé

La motivation varie selon les activités, selon les objets et selon les cultures. Ainsi un travail peutil être source de motivation comme source de non-motivation, et il en est de même d’une activité qui n’est pas un travail. Par exemple, le sport est pour certains une activité souhaitée et désirée, donc motivante, alors que pour d’autres il n’est ni recherché, ni demandé, et se place parmi les activités pour lesquelles on n’est pas motivé. Il en est de même des études et du travail qui sont perçus tantôt positivement, notamment en relation avec les projets d’avenir, tantôt négativement, quand ils sont associés à une activité désagréable comme les révisions. Cette configuration est susceptible de varier selon le contexte social, le travail pouvant être plus ou moins central selon les références culturelles existantes. Une même activité peut ainsi être motivante ou non motivante et pour le travail, cela dépend de la valeur et de la place qui lui est accordée.

Cela signifie aussi qu’une même personne peut être motivée pour une activité et non motivée pour une autre. Elle n’est donc pas motivée en soi. Il en ressort qu’il est préférable d’éviter de lier motivation et personnalité prise au sens d’un état permanent, et ainsi de sortir d’un stéréotype bien ancré. Cela induit enfin que l’activité peut être réalisée sans être associée à une motivation, ce qui renvoie au cas d’amotivation (Deci et Ryan, 2000), même si le souhait de la réaliser élève le niveau d’activité. Mais dans ce cas, il vaut mieux parler de décision ou de détermination plutôt que de motivation.

Une motivation comme source d’énergie

La motivation peut être vue comme une source d’énergie potentielle, plus ou moins disponible ou mobilisable. Cependant, on reste ici avec un modèle physique, mécanique, et il faut se demander qui l’active. Ce peut être le sujet lui-même ou une source extérieure. Dans ce dernier cas, on en revient à l’ancien modèle de l’influence par activation, aux origines de la psychologie sociale (Triplett, 1897), selon lequel un individu augmente sa performance en présence d’autrui, même si, dans d’autres cas, l’évaluation et l’observation peuvent inhiber les conduites (Zajonc, 1967, Lemoine, 1994). Il faut se rappeler ici que l’activité fait partie des conduites habituelles acquises dès le plus jeune âge, la motivation ne la créant pas, mais pouvant l’infléchir quelque peu selon sa présence ou son absence et selon son intensité.

Sur le plan psychologique, il en ressort que l’activité humaine est éminemment modulable, qu’elle peut s’annuler ou au contraire se décupler, bien que de façon limitée et avec des retombées dans le temps (par ex. en terme de récupération). Toutefois, ce modèle centré sur le résultat n’indique ni les multiples facteurs extérieurs ou internes qui interviennent, ni les processus qui l’expliquent. Mais on retiendra que la motivation est vue ici comme un phénomène fluctuant, non continu et de durée limitée, qui peut augmenter temporairement un niveau d’activité à la marge, sauf à le réduire quand la tension est déjà maximale, comme cela arrive dans des compétitions sportives. Ce modèle convient donc peu à l’activité travail qui s’étend dans le temps et se doit d’être régulière. Il ne répond pas non plus à une détermination de longue haleine, capable de surmonter beaucoup de difficultés, comme on peut la rencontrer chez des personnes en mobilité sociale, culturelle ou géographique, et qui peut même s’étendre sur plusieurs générations. Cette énergie ne peut trouver sa source que dans un projet élaboré dans la perspective d’un résultat recherché, voulu et attendu.

Une motivation par recherche d’un objectif valorisé

Le niveau d’activité est fonction de l’objectif à atteindre, de la proximité du but, et partant du fait d’avoir un but précis à poursuivre. Et avoir un projet devient à son tour source de motivation. À ce titre l’effet de but est bien connu, mais il suppose ces conditions réunies et reste limité dans le temps : un but perçu comme trop éloigné, trop imprécis ou trop difficile à atteindre réduit ou annule l’activité. La notion de projet peut suivre ces mêmes processus. Dans cette période où les projets se multiplient, tant sur le plan des bilans de compétences que dans le fonctionnement des administrations, il n’est pas inutile de se le rappeler. Là encore un projet peut être motivant, s’il canalise les énergies, mais il doit aussi pouvoir être atteint et permettre la réussite. À défaut, on se retrouve à nouveau dans la configuration du stimulus négatif qui gèle toute activité. Il est utile de le savoir quand les crédits dépendent de plus en plus des projets retenus : que deviennent ceux qui ne le sont pas et qui, normalement, se trouvent mis en échec ? Facilite-t-on par là l’innovation et la créativité ou limite-t-on les potentialités ? On aborde ici le revers des thèses de Bandura (2003) qui ne suscitent le succès que si l’on y croit : mais que se passe-t-il quand l’on n’y arrive pas, quand on ne peut réaliser le projet ou qu’il est rejeté ? On n’est finalement pas vraiment sorti de la logique du conditionnement, tout au plus intériorisé. Le projet, merveilleux, dopant de l’activité, peut aussi devenir une tyrannie (Botteman, 1997) et une source d’antimotivation (notion inusitée).

Il faut ici se demander qui veut décupler l’activité ou le travail, et dans quels buts ? Cela est sans doute à relier à l’image positive ou négative associée aux objectifs visés. Ceux-ci sont-ils valorisés ou non socialement ? Attractifs ou non ? La question conduit à la valeur donnée à l’activité, ce qui se traduit en terme de culture du travail, de norme sociale soutenant le sentiment de valeur (cf. Paillé, 2002), d’utilité sociale perçue, de rôle joué socialement, et finalement d’attractivité du projet, de l’objectif, et du travail à réaliser. À nouveau l’activité du sujet ne peut être indépendante de son milieu, de son environnement porteur ou non, de la valeur culturelle qui est donnée et perçue comme telle. C’est peut-être ce qui est caché derrière l’idée de goût, d’envie, de demande, mais qui n’est pas traité de même selon le côté où l’on se trouve : pour les uns un travail peut être attractif, tandis que pour les autres il sera une contrainte (Bernaud et Lemoine, 2007, p. 435). De même, un achat souhaité chez un consommateur pourra être considéré comme l’effet d’une influence commerciale du côté vendeur. Mais dans les deux cas et pour chacun des pôles, le résultat peut être vu comme le fruit d’une intention en fonction d’une finalité, même si elle est différente. Ce qu’on appelle motivation ne peut plus se définir seulement en termes d’influence ou de manipulation, mais fait appel à une démarche construite en fonction d’un objectif recherché par le sujet lui-même qui ainsi «  se motive ». Et la notion même de manipulation suppose l’existence d’un manipulateur (parfois expérimentateur) qui a bien une intention d’influencer autrui et d’en obtenir quelque chose, une conduite, un achat ou une soumission.

Une motivation par auto-emprise induite : s’impliquer dans le travail et se l’approprier

La démarche scientifique évite de revenir à la question philosophique de la volonté avec ses formules morales d’effort, de courage, de persévérance, et avec leur transcription dans le langage courant par les termes d’ardeur, de vigueur et par leurs contraires la nonchalance, la mollesse, la paresse, l’indolence, l’inertie, la faiblesse. Mais elle ne sait pas non plus traiter des problèmes de l’intention et rejette l’image du self made man qui «  en veut » et a voulu réussir ou celle du vaincu qui veut «  relever le gant », prendre une revanche ou prouver sa capacité, pour lui ou pour les autres. Avec l’idée de motivation elle ne peut échapper à reconsidérer le modèle du sujet humain étudié : celui-ci n’est pas seulement un objet réactif, influençable, manipulable, mais aussi quelqu’un capable d’intervenir sur soi, de décider une action, de se prendre en charge et d’être déterminé à réaliser une activité. C’est bien l’un des buts principaux du conseil en orientation professionnelle que de permettre à des jeunes de passer d’un état d’indécision de carrière à une dynamique de choix actif (Forner, 2007). Avec cette possibilité d’intervenir sur soi, et celle de découvrir de nouvelles informations sur soi, la motivation débouche sur de nouveaux horizons conceptuels, ceux de l’implication, de l’autorégulation et de l’autoemprise, et prend une nouvelle dimension, car elle se fonde sur l’orientation forte de la personne qui est de se gérer, de se développer et de s’approprier son activité.

L’autorégulation suppose en effet une action du sujet sur lui-même pour équilibrer des facteurs contraires. Développée notamment à partir des recherches sur l’analyse et l’observation de soi par autrui (Lemoine, 1994), cette notion apparaît chez Deci et Ryan (2000) pour traiter de la motivation intrinsèque. Dans les deux cas, c’est la place du sujet qui est mise en avant, celui-ci déterminant par lui-même sa conduite ou son niveau de motivation interne, même si souvent la régulation peut venir d’une réaction à une emprise extérieure ou d’une cause externe (pour la motivation extrinsèque). Il faut ici rappeler la distinction que ces auteurs font entre la motivation intrinsèque et l’introjection d’un côté (Deci et Ryan, op.cit.), et entre l’autocensure et l’auto-emprise de l’autre (Lemoine, 2007, p 281). «  L’auto-censure, acquise par intériorisation de normes extérieures, (…) forme de soumission, (…) relève d’une activité à la fois d’anticipation et d’évitement qui entérine l’autorité en place tout en cherchant à ne pas l’affronter », tandis qu’avec l’auto-emprise par analyse, il est possible de subir sans se soumettre. «  Dans ce cas la surveillance externe suscite une auto-attention qui focalise le sujet sur sa conduite et la rend plus consciente… Il peut alors essayer de maîtriser davantage la situation en régulant sa conduite ». La motivation vient alors de l’implication dans son activité et de l’appropriation de son travail.

On remarque que ces opérations, impliquantes pour le sujet, n’ont rien d’automatique ni d’acquis d’avance. Il ne s’agit donc pas d’opposer de façon binaire et réductrice une détermination par l’extérieur (motivation externe) à une autonomie ou une liberté qui serait préexistante. Goguelin (1992), Goguelin et Mitrani (1994) montrent la nécessité de se former pour passer de «  l’acteur » qui remplit un rôle comme exécutant à «  l’auteur » qui décide par lui-même et apprend ainsi à passer à la concertation et au management participatif. Dans le même sens, l’auto-emprise par analyse s’apprend et demande des conditions sociales favorables pour émerger, comme on l’a étudié et transposé dans les bilans de compétences (Lemoine, 2005). Là, le sujet, en analysant et repérant ses compétences, en se les appropriant et en élaborant son projet, augmente sa capacité à intervenir sur soi, à se décider et à assurer davantage le gouvernement de soi. On est loin à la fois d’une soumission à la seule causalité extérieure (chère aux scientistes) et d’un effet d’auto-suggestion qui renvoie à la méthode Coué, forme d’autopersuasion, assez peu éloignée de la façon d’obtenir une image positive de soi à partir du sentiment d’efficacité personnelle, sentiment qui dépend en fait surtout de l’évaluation favorable d’autrui (Bandura, 2003).

Ces distinctions indiquent qu’il existe plusieurs formes possibles d’intervention sur soi, qui ne produisent pas les mêmes effets mais qui toutes font appel à une autonomie limitée (cf. Crozier, 1963) et modulable. On trouve sans doute ici les fondements d’une motivation redéfinie qui s’appuie sur les notions d’appropriation, d’autonomie et de capacité d’autorégulation, notions qui vont de pair avec une implication importante du sujet puisqu’il se trouve au centre des opérations qu’il anime. Cela ne signifie nullement que les interactions sociales n’interviennent pas puisque, on l’a vu, elles favorisent ou défavorisent l’émergence même de ces processus, mais cela situe la motivation dans des processus qui intéressent directement le sujet humain dans ses activités, et qui renvoient à des variables intrinsèques (Herzberg, 1966), sans nécessité de passer par le besoin ou les traits de personnalité, comme la réalisation de ses compétences, l’autonomie, l’activité intéressante ou les initiatives (Lemoine et Bouton, 2003). Ces facteurs sont reliés à la valeur donnée au travail par les autres et par soi-même et se retrouvent dans l’implication au travail et parfois dans l’engagement envers l’organisation qui les soutient.

5. CONCLUSION : LA MOTIVATION, NOTION GALVAUDÉE OU NOUVELLES PERSPECTIVES ?

À partir des conceptions classiques de la notion de motivation qui font appel à l’intérêt, aux besoins et finalement à l’influence exercée pour intervenir sur autrui et le faire travailler plus, plusieurs réflexions critiques ont permis de repérer les limites et les incohérences du système de représentation de la motivation en lien automatique avec une augmentation du travail ou de l’activité. La motivation ne peut être considérée ni comme un trait de personnalité qui existerait en soi, ni comme une source d’explication de tout comportement, ce qui conduirait à ce qu’il ne peut y avoir d’activité sans motivation. On retrouve ici une tautologie déjà utilisée avec la notion de stimulus : comme un stimulus est ce qui provoque la réponse, tout ce qui ne provoque pas de réponse n’est pas un stimulus. Il est donc nécessaire de redéfinir la motivation, de limiter son extension, d’observer qu’il existe des facteurs de démotivation, voire d’antimotivation, y compris les primes qui peuvent en fait décevoir et créer un système d’injonctions qui détériore finalement l’activité et le sens donné au travail.
L’enquête par enchaînement d’idées réalisée auprès de jeunes Français a montré à la fois la centration sur l’individu et la variabilité de la motivation en fonction des facteurs de la situation perçue. De là, il a été possible de mettre en avant des dimensions sur lesquelles repose l’activité de travail et son maintien dans le temps. Parmi celles-ci on a développé en particulier le soutien possible à l’activité à partir d’un projet, d’une perspective ou d’un objectif pris en charge par le sujet, l’importance de la valeur donnée à l’activité ou au travail, et le côté central de l’implication personnelle qui est en relation avec le sentiment d’appropriation, l’autonomie, et la possibilité de se gouverner davantage soi-même, dimensions qui contribuent à la réalisation de soi. Il en ressort que le travail réalisé n’est pas seulement fonction d’incitations extérieures comme la rémunération, ni même des seules conditions de travail, mais qu’il dépend de la valeur qu’on lui attribue notamment dans la relation qu’il entretient avec le développement personnel. On peut donc travailler sans motivation au sens d’un besoin ou d’un intérêt extrinsèque, mais non sans une dynamique interne, image et soutien à la fois de la structuration personnelle par appropriation de son travail.

Auteur

Claude Lemoine est professeur de psychologie (sociale et du travail) à l’Université Lille 3, Laboratoire PSITEC (Psychologie, Interactions, Temps, Émotions, Cognitions) EA 4072, équipe IdéSH (Interactions, décision, évaluation dans les systèmes humains). Il est responsable du Master SHS Psychologie, spécialité Psychologie du travail et des organisations (3 options). Il est président de l’AIPTLF, Association internationale de psychologie du travail de langue française, et directeur éditorial de la revue «  Psychologie du travail et des organisations ». Courriel : claude.lemoine@univ-lille3.fr

Université Lille 3, UFR Psychologie, BP 60149, F 59653 Villeneuve d’Ascq cedex

Abstract

Under the heading challenging question, we review the classical meanings of motivation, such as interest, needs and influence, which are found in usual representations and induce confusions. With an extensive definition, every thing becomes motivation and it is impossible to get out from the notion which explains all behaviours. The objective is to revise conceptions where motivation is founded on the one hand, on internal explanations as needs or interests, and on the other, on external sources of influence, which may be even indirect, insidious and without perceived pressures. An enquiry involving free associations, carried out on young french people from grammar school to bachelor’s degree, shows the importance given to the individuals and to their activities according to the place where they evolve. Henceforth, some new perspectives are taking shape relating to expected goals, work values, involvement and the possibilities of intervening on oneself, with an appropriation of one’s work.

Références

ALDERFER, C.P. (1972). Existence, relatedness and growth. New York : Free Press.

BANDURA, A. (2003). Auto-efficacité. Le sentiment d’efficacité personnelle. Bruxelles : De Boeck.

BATTISTELLI, A., LEMOINE, C. et ODOARDI, C. (2007). La motivation à la formation : le rôle des objectifs personnels. Psychologie du travail et des organisations, vol. 13, n° 3, p. 3-20.

BERNAUD, J-L. et LEMOINE, C. (2007). Traité de psychologie du travail et des organisations. Paris : Dunod

BERNAUD, J.L., DUPONT, J.B., PRIOU, P. et VRIGNAUD, P. (1994). Les questionnaires d’intérêts professionnels. Psychologie et psychométrie. Nº hors série.

BOTTEMAN, A. (1997). La dictature du projet. Carriérologie, vol. 6, nº 3-4, p. 5-6. CROZIER, M. (1963). Le phénomène bureaucratique. Paris : Seuil.

DECI, E.L. et RYAN, R.M. (2000). The «  What » and «  Why » of Goals Pursuits : Human Needs and the Self-Determination of Behavior. Psychological Inquiry, vol.11, n °4, p. 227-268.

FORNER, Y. (2007). L’indécision de carrière des adolescents. Le travail humain, vol.70, n °3, p. 213-234.

FRANCES, R. (1998). Les primes de rendement élèvent-elles le rendement du travail ? Dans : Rousson, M. et Thygesen-Fischer, L. (Eds), Psychologie du travail et transformation de la société. Neuchâtel : Presses Académiques, p. 407-412.

FRANCOIS, P.H. (2008). Normativité sociale de la motivation intrinsèque au travail. Dans : Salengros, P., Balikdjian., A., Lemoine, C. et Kridis, N. (Eds), Valeurs du travail, normativité et recrutement. Paris : L’Harmattan (sous presse).

FRANCOIS, P.H. (1998). Bilan de compétences et motivation : pour l’utilisation de la théorie expectation / valence en bilan, perspectives d’applications et de recherches. Revue européenne de psychologie appliquée, vol. 48, nº 4, p. 275-283.

GOGUELIN, P. (1992). Auteur et acteur, deux conceptions clef du management, outil de diagnostic du degré de participation dans les entreprises. Dans : Lemoine, C. (Ed.), Evaluation et innovation dans les organisations. Issy-les-Moulineaux : Éditions EAP, p. 85-91.

GOGUELIN, P. et KRAU, E. (1992). Projet professionnel, projet de vie. Paris : ESF éditeur.

GOGUELIN, P. et MITRANI, G. (1994). Le management participatif. Marseille : Éditions Hommes et perspectives.

HERZBERG, F. (1966). Work and the nature of the man. Cleveland Ohio : World Publishing Company. Traduction française (1971). Le travail et la nature de l’homme. Paris : Entreprise Moderne d’Édition.

LAMOUREUX, C. et MORIN, E. (1998). Travail et carrière en quête de sens. Cap-Rouge (Québec) : Presses Interuniversitaires.

LEMOINE, C. (1994). Connaissance d’autrui, enjeu psychosocial. Publications de l’Université de Rouen.

LEMOINE, C. (2001). La motivation, chaînon psychologique manquant à l’économie du travail. Pyramides (revue du laboratoire de recherches en administration publique), Université Libre de Bruxelles, n° 4, p. 57-74.

LEMOINE, C. et BOUTON, J. (2003). Satisfaction, implication et autonomie dans le travail. In : Vandenberghe, C., Delobbe, N. et Karnas, G. (Eds), Dimensions individuelles et sociales de l’investissement professionnel. Louvain : Presses Universitaires de Louvain, p. 159-167.

LEMOINE, C. (2004). Motivation, satisfaction et implication au travail. Dans : Brangier, E., Lancry, A. et Louche, C. (Eds), Les dimensions humaines du travail. Nancy : Presses Universitaires de Nancy, p. 389-414.

LEMOINE, C. (2005). Se former au bilan de compétences. Paris : Dunod.

LEMOINE, C. (2007). De l’auto-censure au gouvernement de soi. Dans : Bernaud, J.L. et Lemoine, C. (Eds), Traité de psychologie du travail et des organisations. Paris : Dunod, p. 279281.

LOCKE, E.A. et LATHAM, G.P. (1990). A Theory of Goal Setting and Task Performance. Englewood Cliffs : Prentice-Hall.

LOUCHE, C. (2001). Psychologie sociale des organisations. Paris : Armand Colin.

MASCLET, G. (2000). La dimension psychologique du management. Villeneuve d’Ascq : Presses du Septentrion.

MASLOW, A.H. (1954), Motivation and Personality. New York : Harper & Row.

Mc GREGOR, D. (1969). La dimension humaine de l’entreprise. Paris : Gauthier-Villard.

MEYER, J.P., ALLEN, N. J. et SMITH, C. A. (1993). Commitment to organizations and occupations : extension and test of a three component conceptualization. Journal of Applied Psychology, vol. 78, nº 4, p. 538-551.

MORIN, E. (1996). Psychologie au travail. Montréal : Gaëtan Morin Éditeur.

NUTTIN, J. (1968). La motivation. Dans : Fraisse, P. et Piaget, J. (Eds), Traité de psychologie expérimentale. Paris : Presses Universitaires de France, vol. 5, p. 1-83.

NUTTIN, J. (1980). Théorie de la motivation humaine. Paris, Presses Universitaires de France

ODOARDI, C. (2008). Le rôle de valeurs, opinions et motivations sur l’intention entrepreneuriale. Dans : Salengros, P., Kridis, N., Lemoine, C. et Balikjian, A. (Eds), Valeurs du travail, normativité et recrutement. Paris : L’Harmattan, (sous presse).

PAILLE, P. (2002). L’engagement normatif : essai de reconstruction. Psychologie du travail et des organisations, vol. 8, n °3, p. 69-96.

ROMANO, I. (1998). L’évaluation du personnel. Analyse psychosociale des dysfonctionnements des procédures d’évaluation annuelle dans les organisations. Université de Montpellier 3, thèse de doctorat.

STEINER, D. (2000). Perception des méthodes de recrutement : perspectives de la justice organisationnelle. Psychologie du travail et des organisations, vol. 6, n ° 1-2, p. 89-106.

TRIPLETT, N. (1897). The dynamogenic factors in pacemaking and competition. American Journal of Psychology, vol. 9, p. 507-533.

VACHER, O. et LEMOINE, C. (1995). L’inter-évaluation, mesure du mérite ou jeu d’alliances? Psychologie du travail et des organisations, vol. 1, n° 1, p. 35-48.

VONTHRON, A.M. (2002). Aspects normatifs de l’engagement et du désengagement envers la sphère professionnelle. Psychologie du travail et des organisations, vol. 8, n °3, p. 13-38.

VROOM, V.H. (1964). Work and motivation. New York : Wiley.

ZAJONC, R.B. (1967). Psychologie sociale expérimentale. Paris : Dunod.