Les pratiques d’accompagnement individuel, entre symbole et symptôme

Jean-Pierre BOUTINETPDF
Professeur à l’Université Catholique de l’Ouest
– Institut de Psychologie et Sociologie Appliquée d’Angers
– Institut de Recherche Fondamentale et Appliquée d’Angers (France)


Auteur

Résumé/Abstract


La mode qui s’est emparé depuis quelques années des pratiques d’accompagnement rend ces dernières suspectes ; en y regardant de plus près on peut mieux saisir ce qui fait l’ambivalence des pratiques qui se recommandent de lui et qui revêtent souvent une double face, celle du symptôme lié à la personne accompagnée elle-même tributaire d’une vie adulte fragilisée en culture post-moderne, celle du symbole porté par un lien social en possible reconstitution grâce aux pratiques d’accompagnement. Cet accompagnement qui a pris la place dévolue jusqu’ici à la formation relève finalement de la métaphore plus que du concept opératoire ; au sein de cette métaphore, sans doute que l’élément essentiel est la relation dissymétrique qui se structure entre personne accompagnée et accompagnateur/trice. Cette relation n’est-elle pas porteuse d’enjeu en préfigurant peut-être une nouvelle figure emblématique capable de réconcilier les deux axes inter et trans-générationnel portés par tout lien social, à travers la posture de l’aîné ?

Contenu

L’accompagnement comme métamorphose de la formation
Un paradigme envahissant
Questionnement anthropologique
Une métaphore instructive
Autour de la relation d’accompagnement et du pouvoir qu’elle initie
L’accompagnement entre transit et transition

Accompagnement et reconstitution du lien social
Vers une société des aînés ?


Émergence d’un nouveau paradigme dans un contexte de fin ou de début de siècle, l’accompagnement s’impose désormais depuis quelques années dans bon nombre de nos pratiques sociales : accompagnement de projet, accompagnement pédagogique, accompagnement thérapeutique, accompagnement dans la démarche d’insertion ou en cours de carrière, accompagnement en fin de vie…Ce foisonnement et cet effet de mode ne peuvent pas ne pas interroger l’observateur intrigué. Car à propos d’un tel engouement se pose la question du meilleur et du pire : le meilleur de pratiques émancipatrices auxquelles serait ordonné l’accompagnement, le pire de formes subtiles et déguisées d’assujettissement qu’est susceptible de générer cette nouvelle démarche. Or celle-ci dans ce qu’elle soulève et remue chez la personne adulte accompagnée, nous pourrions l’assimiler à un soc. C’est donc ce soc des pratiques d’accompagnement qu’il nous faut interroger ; que signifie-t-il lorsque l’on y a recours ? Comme réponse à une telle question nous posons l’hypothèse que ce soc est composé d’un double versoir bien caractéristique, un versoir de nature symptomatique révélateur de l’une ou l’autre forme de carence, de mal être, de fragilisation d’un être adulte laissé seul face à lui-même en situation d’individualisation dans son environnement post-moderne, un versoir de nature symbolique initiateur d’une possible réactivation du lien social, exprimant une reconstruction timide mais effective de ce lien social malmené par nos contextes culturels actuels. C’est cette double face, souvent l’une plus visible que l’autre que nous nous proposons d’explorer pour mieux rendre compte de l’ambivalence actuelle des pratiques d’accompagnement.

L’accompagnement comme métamorphose de la formation

Aux confins des années 2000, l’accompagnement dans ses différentes manifestations semble s’être substitué pour une large part à la formation ; il en vient donc, au même titre que le faisait cette formation antérieurement, à jouer un rôle miroir révélateur des mutations psychologiques et sociales en cours. Dans les transformations dont nos sociétés post-industrielles ont été l’enjeu au long de ces dernières décennies, la formation permanente pour adultes a constitué un dispositif essentiel, à la fois effet et cause de ces transformations. Cette formation sur une trentaine d’années a connu deux époques caractéristiques. Elle s’est tout d’abord donné comme fonction d’aider les adultes à parfaire leur autonomie tout au long de leur carrière, des adultes en perspective de réalisation, soucieux aussi de développer leur espace de compétences, soucieux d’explorer de nouveaux champs de possibles. Mais elle en est progressivement venue dans les années 1980, 1990 à constituer un dispositif essentiel pour amortir chez ces adultes les transformations psychologiques issues des changements initiés par nos sociétés post-industrielles. Les mutations de l’appareil industriel, l’avènement d’un environnement communicationnel fragilisant ont entre autres contribué à déstabiliser le statut de l’adulte. Ainsi en situation post-moderne, un nombre grandissant d’adultes affrontent des situations précaires voire régressives : contrats temporaires, privation de travail, inactivité prolongée, déstructuration familiale ou conjugale… Dans un tel contexte ils vont avoir recours à la formation dans une perspective non plus pédagogique mais bien souvent palliative et thérapeutique, une formation dont les dispositifs vont devenir de plus en plus individualisants. L’accompagnement de fait va constituer le prolongement fortement individualisé de cette évolution de la formation vers des prises en charge d’adultes handicapés à un titre ou à un autre. Face à la conjoncture dans laquelle ils sont placés, ces adultes n’ont plus le loisir de penser à se perfectionner, à acquérir de nouvelles compétences ; ils cherchent au mieux à se reconvertir, voire plus simplement à combler un vide existentiel, celui d’un manque qui leur est subitement imposé par une situation frustrante, comme le chômage, une mise à la retraite anticipée ou tel autre accident de parcours au sein d’une carrière.

L’accompagnement semble donc s’être progressivement substitué à la formation et remplit aujourd’hui pour une large part la mission dévolue à cette dernière voici une quinzaine d’années, être l’adjuvant proposé aux adultes pour les aider à mieux assumer ce qu’ils sont. En se posant ainsi comme le substitut de la formation, l’accompagnement exprime une individualisation encore plus marquée des comportements et un repli des temporalités : ces dernières initialement ouvertes par la formation vers un devenir possible à aménager se referment sur le momentané et le processuel ; elles ne sont d’ailleurs que la figure homothétique des spatialités de l’accompagnement qui à travers la métaphore du trajet et de l’itinérance insistent plus sur le parcours que sur le but à atteindre et de fait au même titre que les temporalités privilégiées expriment bien cette fragilisation des personnes qui cheminent.

Un paradigme envahissant

Nos milieux francophones tout particulièrement ont connu au niveau des pratiques sociales d’aide à la vie adulte, l’ère du tout-formation dont la décennie 1980-1990 est sans doute la plus représentative. Nous sommes désormais entrer dans le tout-accompagnement qui constitue la version actuelle des aides prodiguées. On peut toutefois se demander si l’accompagnement ne cherche pas à couvrir un domaine encore plus large que celui de la formation, ne laissant aucun secteur social hors de son influence. S’il en était ainsi, nous serions en présence d’une sorte d’homogénéisation des pratiques d’aide et donc par la force des choses d’appauvrissement du champ couvert par le travail social, et ce pour combien de temps ? Toujours est-il que nous pouvons recenser actuellement cinq grands secteurs dans lesquels se déploient les pratiques d’accompagnement, secteurs qui bon an mal an recouvrent l’ensemble de nos existences :

– les jeunes scolarisés en formation initiale pour une part mais surtout les adultes en formation continue sont pris en charge de plus en plus fréquemment par des accompagnements pédagogiques au travers de parcours et travaux personnalisés ;

– les insertions ou réinsertions dans les environnements sociaux et professionnels se font principalement à travers des dispositifs qui proposent des formes d’accompagnement ; ces formes sur des durées déterminées n’excédant pas le court terme d’une année voire deux huit mois entendent tirer de leur marginalisation, voire exclusion des personnes qui vivent la menace d’isolement ;

– la vie professionnelle devient de plus en plus souvent demandeuse d’accompagnement parce qu’affrontée aux exigences d’environnements et de tâches complexes ; les personnes engagées professionnellement sont par ailleurs confrontées à l’impératif de la mobilité et donc à la nécessité de devoir s’adapter, voire de se reconvertir ; de plus elles sont placées face à des responsabilités à assumer sans cesse plus éprouvantes ;

– le domaine thérapeutique s’intéresse à l’accompagnement que le soignant, voire le bénévole va prodiguer auprès du patient, spécialement dans les maladies longues et gravissimes et aussi lorsque ce patient se trouve en fin de vie ;

– nos espaces existentiels instables et chaotiques requièrent des formes d’accompagnement pour aider à l’aménagement des passages d’âge problématiques : ceux de l’insertion et de la retraite en sont particulièrement ; ce soutien psychologique concerne notamment les adultes confrontés à telle ou telle situation-limite, à telle ou telle perturbation existentielle grave.

Ainsi en est-il de cette pratique d’individualisation socialisée que représente l’accompagnement, une individualisation d’ailleurs quelque peu paradoxale qui s’exprime de la façon suivante : accentuer l’importance à donner aux prises en charges individuelles dans un contexte social individualisant mais le faire sans jamais permettre que l’individu soit laissé seul livré à lui-même.

Questionnement anthropologique

D’où nous vient donc un tel engouement pour l’accompagnement. Est-ce une obsession sporadique, donc anecdotique ou sommes-nous en présence d’une préoccupation plus essentielle et durable qui selon les époques subit l’une ou l’autre métamorphose? Une telle question nous conduit à nous interroger sur les racines anthropologiques de l’accompagnement dans la mesure où de leur côté celles de la formation nous apparaissent plus évidentes à travers les différentes formes d’initiation colportées par nos traditions culturelles ; initiations premières et initiations secondes peuvent être pointées comme un souci structurant incontournable de toute communauté culturelle ; elles constituent la façon par laquelle des groupes sociaux cherchent à aménager le passage obligé que doit effectuer un individu, jeune en l’occurrence, pour quitter son état de dépendance. La formation est donc conçue comme une condition indispensable pour cet individu s’il veut devenir autonome c’est-à-dire interdépendant dans son environnement culturel. Mais pour l’accompagnement qu’en est-il ? D’où nous vient ce souci ?

En fait l’accompagnement dans le sens récent que nous lui connaissons actuellement semble tant d’un point de vue historique que culturel se rattacher aux variantes d’aide et de conseil : la gamme des guidances, les directions spirituelles, les maïeutiques relèvent à des titres certes divers du même besoin d’accompagnement qui au cours des siècles s’est concrétisé dans des pratiques multiples : il s’agissait de procurer individuellement des repères psychologiques à une vie principalement adulte qui ne se suffisait pas des repères sociaux institués de prescriptions et d’interdits mis à sa disposition pour l’aider à se gouverner. L’unification actuelle de ces pratiques autour du concept récent d’accompagnement semble revêtir toutefois une signification nouvelle avec l’effacement que nous connaissons des repères sociaux : désormais en culture post-moderne l’adulte a d’autant plus besoin d’être accompagné qu’il a l’impression d’être laissé seul face à lui-même, privé de repères sociaux bien identifiables, ces repères destinés à canaliser les conduites étant devenus plus fluides voire même s’étant laissé dissoudre dans une culture des possibles à inventorier ; ces possibles générés par nos environnements technologiques laissent apparemment le champ libre à chacune, chacun pour explorer à sa façon le réel auquel il/elle se trouve confronté(e).

Une métaphore instructive

L’accompagnement, le fait de partager la route entre compagnons et plus prosaïquement de partager le pain nécessaire pour donner des forces pour la route, tout en décrivant une action concrète relève d’une image évocatrice, tout du moins pour un peuple de marcheurs. Mais dans notre civilisation de l’automobile et des transports à grande vitesse, il a perdu pour une part sa signification originelle et l’image verbale s’est inévitablement transformée en métaphore. Ce n’est donc que sous l’angle de la métaphore que l’on peut parler aujourd’hui d’accompagnement. Nous partirons de cette métaphore et des connotations qui lui sont associées pour identifier les dépôts sémantiques que le recours à une telle image a favorisées. Ces dépôts, par une rapide analyse conceptuelle, nous allons chercher à les identifier en cernant au-delà des connotations, les dénotations propres à l’accompagnement ; nous identifierons ici cinq éléments dénotatifs saillants  :

– l’accompagnement définit une situation psycho-sociale duale dissymétrique faite d’une personne accompagnée dite usager et d’une personne accompagnatrice ayant le statut de professionnel ; cette situation qui organise des rôles contrastésmanifeste toutefois un repli sur l’individuel à travers la focalisation plus sur la personne accompagnée que sur le professionnel accompagnateur ; ce n’est que par extension que l’on évoquera de temps à autre l’accompagnement dans un contexte collectif, l’accompagnement de groupe ou l’accompagnement organisationnel ;

– l’accompagnement renvoie à une métaphore spatiale, celle du chemin, de l’itinéraire, de la marche que l’on accomplit ensemble sans que les finalités de cet itinéraire soient bien explicitées ; le processus ici est privilégié au détriment du but ;

– à travers l’idée de processus que présuppose tout accompagnement, il y a manifestation d’un ancrage dans le moment présent, celui d’une certaine durée à aménager qui a un début et qui sous-entend une fin ;

– avec l’accompagnement nous délaissons le statique pour le mouvement ; nous nous trouvons là face à une autre présupposition, celle de la mobilité ; nous sommes toujours en déplacement et non plus tributaires d’une place à devoir occuper ou sauvegarder ; de ce point de vue au niveau des vies adultes, l’accompagnement exprime bien cette logique du mouvement qui se substitue à l’ancienne logique de la place ;

– le terme d’accompagnement est d’emblée réservé à une classe d’âge déterminée, celle de la vie adulte2. Si pour les enfants et adolescents inscrits dans des espaces éducatifs, on parle plus spontanément de suivi, l’accompagnement lui s’adresse de facto à une personne adulte que l’on présuppose pleinement autonome, bien que disposant d’une autonomie problématique et malmenée. L’accompagnement se pratique donc entre personnes adultes.

Ces éléments dénotatifs contribuent à faire que dans ses emplois, l’accompagnement reste bien une métaphore vive porteuse de signification, laquelle métaphore puise notamment son sens dans l’originalité de la relation qui s’y trouve déployée.

Autour de la relation d’accompagnement et du pouvoir qu’elle initie

Poursuivons notre exploration conceptuelle en soulignant l’ambiguïté de l’accompagnement à travers la relation qui le structure : cette relation fait que la personne accompagnée dans la plupart des cas est en position d’assistance et donc d’infériorité : ainsi en est-il de l’étudiant qui dans sa préparation de mémoire ou de thèse se fait accompagner par son professeur, du jeune adulte en démarche d’insertion qui se fait accompagner de son tuteur ou encore du malade en situation gravissime qui se fait accompagner du bénévole hospitalier qui lui rend régulièrement visite. Cependant dans certains cas c’est la personne accompagnée qui garde le rôle central, prééminent, l’accompagnateur/trice ne jouant qu’un rôle d’appoint, de soutien : c’est ce que nous pouvons observer dans l’accompagnement musical au cours duquel le danseur/la danseuse se fait accompagner par le pianiste ou le violoncelliste. Ce rôle d’appoint joué par l’instance qui accompagne, nous le rencontrons aussi dans certains usages sémantiques en dehors du champ intersubjectif, en gastronomie par exemple : les légumes accompagnent la viande au même titre que la sauce accompagne le poisson.

Laissons de côté gastronomie et musique qui constituent des figures d’exception de l’accompagnement et revenons au cas le plus usité qui nous préoccupe ; pour ce cas la position d’infériorité dans laquelle la plupart du temps la personne accompagnée est placée se trouve renforcée par les usages récents qui nous font réserver le terme accompagnement parfois affublé du qualificatif de social à des adultes de bas niveau de qualification en situation de vulnérabilité et nécessitant une quelconque aide tandis que le dirigeant d’entreprise ou le cadre supérieur, lui aussi en besoin d’accompagnement, recourra à un terme pudique et exotique pour notre langue, l’anglais coaching3 ; il s’agit par là de marquer une différence sociale dans le type de vulnérabilité qui atteint le dirigeant : comme si en matière d’accompagnement il fallait opposer avec les mots appropriés des vulnérabilités nobles aux vulnérabilités triviales.

Enfin ajoutons deux autres remarques qui nous cantonnent toujours dans les relations dissymétriques et donc de pouvoir que les pratiques d’accompagnement initient.

La première remarque concerne la question à l’origine de toute relation d’accompagnement : qui demande à qui d’accompagner ou d’être accompagné ? A travers la question posée et la personne qui la pose, comme à travers la réponse apportée il y a création d’un espace de pouvoir qui va traverser toute la situation ultérieure de l’accompagnement : car la personne qui prend l’initiative de la première question comme la personne qui apporte par sa réponse sa confiance ou son refus sont, chacune en ce qui la concerne, détentrices d’une emprise effective sur l’autre dont elle saura ou pas jouer par la suite. Reconnaissons toutefois que l’accompagnement reste davantage une démarche de professionnels qui vont prendre l’initiative de le préconiser en s’emparant de la question originelle alors que les usagers recourent peu à une demande explicite d’accompagnement, voire même ne se reconnaissent pas en accompagnement alors qu’ils se trouvent effectivement accompagnés4. La seule exception notoire à cette observation concerne le coaching qui se donne justement pour règle l’exigence que l’usager fasse lui-même la première démarche auprès du professionnel ; mais nous avons vu plus haut que les usagers de l’accompagnement courant et ceux du coaching n’avaient ni le même profil social, ni le même profil professionnel. C’est bien là retrouver les multiples problèmes de pouvoir que pose l’accompagnement. Malgré tout dans sa version commune l’accompagnement demeure la plupart du temps entre les mains des professionnels qui doivent composer avec l’inertie des usagers.

Seconde remarque, l’accompagnement, formule très générique pour couvrir une diversité de pratiques, inclut en termes de réponse concrète trois principaux modes sur lesquels vont jouer les professionnels5:

– un accompagnement par l’amont, le suivi, lorsque la personne accompagnée semble disposer d’une autonomie personnelle suffisante ; l’accompagnateur/trice suit la personne accompagnée pour intervenir à sa demande ;

– un accompagnement en simultané et momentané à travers le conseil lorsque la personne accompagnée sollicite une aide ponctuelle ; les deux personnes impliquées dans la relation d’accompagnement marchent côte à côte ; l’une escorte l’autre ;

– enfin un accompagnement par l’aval, la guidance lorsque la personne accompagnée se sent en position de fragilité et de dépendance. Dans ce cas de figure, la personne accompagnatrice précède et oriente la personne accompagnée.

Inévitablement les pratiques d’accompagnement vont se rapprocher de l’un ou l’autre de ces trois styles ou types. Mais reste entière la question de savoir comment est choisi et par qui le type le plus approprié d’accompagnement au regard des trois styles que nous venons d’évoquer, suivi, conseil, guidance6. Reconnaissons simplement que les modalités de ce choix seront instructives pour comprendre la dynamique de la situation ainsi engendrée.

L’accompagnement entre transit et transition

S’il y a bien une dimension symptomatique au recours actuel à l’accompagnement, c’est du côté des temporalités sous-jacentes que nous pouvons la trouver. En effet dans l’accompagnement il s’agit d’assurer au mieux le moment présent, de rendre à la personne accompagnée le confort existentiel dont elle est maintenant dépourvue. Cet accompagnement est bien de ce point de vue révélateur de nos environnements post-modernes qui ont renoncé à affronter les anticipations prospectives pour se replier sur l’une ou l’autre forme de moment présent, un moment évanescent marqué par l’obsolescence, qui ne peut être appréhendé que sous l’angle du processus7.

Tout accompagnement par la force des choses est transitoire et ne peut durer que pour un certain temps. Il nous introduit donc dans un présent séquentiel, encadré par deux moments significatifs : il est destiné à suivre et précéder chez une personne un changement existentiel comportant pour elle des enjeux personnels. Ce temps séquentiel est en principe peu relié à des temporalités rétrospectives, celles notamment d’une mémoire qu’il s’agit justement de ne pas trop raviver dans la mesure où elle se montrerait douloureuse pour la personne accompagnée ; mais ce temps séquentiel n’est pas non plus orienté vers des temporalités prospectives considérées en l’état actuel de la personne accompagnée comme insaisissables ou inaccessibles, son moment présent s’avérant trop turbulent ou instable. De façon symptomatique l’accompagnement encadre dans le pire des cas de figure une fragilité existentielle. Symboliquement, il redonne consistance dans le meilleur des cas au moment présent en aidant la personne accompagnée à se mettre dans l’une ou l’autre forme de mobilité par rapport à ce qu’elle vit présentement.

Ce que nous venons d’évoquer pose la question des risques et des chances d’une pratique d’accompagnement. Le risque majeur dans un accompagnement c’est celui du non-événement, de la non-mobilité : l’usager vit la séquence d’accompagnement comme une sorte de transit, un non-lieu qui ne va déboucher sur aucune issue, la pesanteur déterministe de la trajectoire antérieure, le cas échéant alliée au style convenu ou dirigiste du professionnel va interdire toute mobilisation, toute rupture à cause d’un déjà là lesté d’inertie. A l’opposé la chance exprime ce temps disponible que représente l’accompagnement et sa capacité de susciter chez l’usager une saisie d’opportunité qui va l’amener à réorganiser autrement son champ existentiel, en faisant tout d’abord une lecture différente de l’environnement dans lequel il évolue. La chance est donc associée à cette opportunité qui se présente pour l’usager de transformer l’accompagnement en une mise entre parenthèses par rapport à un advenir qu’il entrevoit désormais différemment : nous sommes là dans la transition qui ouvre sur un ailleurs et de nouveaux possibles, lesquels vont amener l’usager à apprendre à se passer rapidement d’un encadrement accompagné.

Accompagnement et reconstitution du lien social

C’est dire que les pratiques d’accompagnement sont symptomatiques aujourd’hui des temps de fragilité qui encadrent bon nombre de vies adultes en culture post-industrielle (Boutinet, 1998). Elles prennent tout leur sens lorsque face à des conditions d’existence individuelles et sociales de plus en plus flexibles, elles suscitent des formes de mobilité appropriées. Ces pratiques sont destinées à encadrer des vies adulte confrontées à des défis qu’elles ne peuvent assumer seules. Pour une large part ces défis sont liés aux environnements de complexité et d’incertitude qui impliquent d’interposer entre la personne et la situation souvent frustrante à laquelle elle se trouve confrontée une possible médiation qui aura deux fonctions pour le moins, reconstituer un embryon de lien social, donner quelques repères incontournables. Ces repères serviront à la construction, à l’orientation ou à la réorientation d’un itinéraire de vie, c’est-à-dire à l’aménagement d’une possible mobilité. Or cette mobilité dans un contexte d’obsolescence généralisée accentuée par nos dispositifs communicationnels, est devenue un impératif psychologique essentiel. Toute mobilité est certes risquée et anxiogène mais elle apparaît désormais comme un moindre de mal par rapport à la sédentarité. Faute d’anticiper à trop long terme, cette mobilité permet de penser des séquences viables d’existence ; elle devient donc l’objet principal des démarches d’accompagnement ; c’est là une ambition à la fois réaliste et modeste qui est destinée à donner à l’accompagnement toute sa crédibilité.

A côté de la mobilité qu’il cherche à impulser, l’accompagnement peut être considéré comme cette tentative balbutiante visant à créer un lien de sociabilité en sortant la personne de sa solitude pour chercher à la réintégrer dans le monde de ses contemporains sur l’axe de l’intergénérationnel. Il se concrétise dans la mise en place de synergies entre cette personne accompagnée et les acteurs situés sur son itinéraire à commencer par l’accompagnateur/trice. Il s’agit là d’un travail de proximité au sein duquel la relation d’accompagnement devient un véritable laboratoire micro-social. Cette timide reconstruction du lien social affecte la dimension proprement symbolique de toute forme d’accompagnement qui délaissant le repli sur ses propres fragilités affronte le risque d’autrui. La reconstruction du lien social se fait aussi du côté de l’accompagnateur car l’accompagnement génère de nouvelles formes de professionnalité actuellement en émergence ; sans doute est-il difficile encore aujourd’hui de les saisir dans ce qui peut faire leur singularité. Disons simplement qu’en tant que tel, l’accompagnateur/trice se présente comme un agent de médiation au service d’un espace relationnel à consolider ou à réactiver chez la personne accompagnée ; il se situe donc davantage sur un axe inter-générationnel, dans une logique de partage d’expériences que de transmission de savoirs et de valeurs. A travers un travail d’élucidation pour identifier des repères structurants au sein d’un parcours de vie, l’accompagnateur/trice s’éloigne d’une activité de transmission d’un quelconque héritage et donc ne cherche pas d’emblée à s’inscrire sur un axe trans-générationnel. Mais dans ce travail de partage il jouit néanmoins d’une position d’expertise, de capacité de distanciation, de conseil. Il nous faut donc finalement nous interroger sur son mode d’inscription au sein des deux axes incontournables autour desquels s’organise tout lien social, l’axe du trans-générationnel, l’axe de l’intergénérationnel.

Vers une société des aînés ?

C’est dire que l’accompagnateur/trice semble aujourd’hui occuper une position stratégique à la rencontre des deux axes auxquels nous venons de faire référence. Certes l’accompagnateur aura tendance pour les raisons évoquées plus haut à se situer timidement sur l’axe trans-générationnel ; de ce fait il témoignera manifestement d’une perte d’autorité par rapport à ces figures emblématiques structurantes que sont ou que furent ses devanciers à travers la figure du père, celle du professeur, voire même celle de l’enseignant, voire encore celle du formateur. Par rapport à toutes ces figures il se trouve en déperdition d’autorité. Sa capacité d’écoute, son expertise lui donnent malgré tout une prééminence qui ne le rend pas prisonnier de l’axe inter-générationnel et doit lui permettre de se situer dans une posture trans-générationnelle, si discrète soit-elle : celle apparenté au tuteur, au conseiller, au consultant, voire au mentor. De ce point de vue on peut se demander si l’accompagnateur/trice ne préfigure pas une nouvelle figure emblématique indispensable pour une reconstruction du lien social, celle d’aîné(e) par rapport à la personne accompagnée et donc si dans le meilleur des cas il n’anticipe pas cette société des aînés autour de laquelle seraient susceptibles de s’organiser les activités de transmission, aujourd’hui placées en situation très précaire, faute de figures aptes à incarner l’autorité, de figures capables de transmettre un héritage.

La société des aînés telle qu’elle est préfigurée à travers les différentes formes d’accompagnement peut constituer les prémisses d’une reconstruction du lien en travaillant non plus successivement mais bien simultanément autour d’une solidarité inter-générationnelle et d’un essai de transmission trans-générationnelle, c’est-à-dire à la confluence du partage et de l’autorité, ces deux dimensions structurantes de tout lien social. La question reste de savoir à quelles conditions elle peut le faire.

Auteur

Jean-Pierre Boutinet enseigne dans le champ de la psychosociologie à l’Institut de Psychologie et Sociologie Appliquées dans le cadre de l’Université catholique de l’Ouest. Il est par ailleurs professeur associé à l’Université de Sherbrooke, chercheur associé à l’Université de Paris et récemment professeur invité à l’Université de Genève. Ses travaux de recherche portent principalement sur les conduites et cultures à projet, sur la psychologie de la vie adulte au regard des nouveaux repères qu’elle se donne dans la gestion de ses itinéraires de formation, de vie professionnelle et de vie personnelle et familiale ; enfin il s’intéresse aux nouvelles formes de temporalités que fait émerger notre culture postmoderne. jean-pierre.boutinet@wanadoo.fr

Institut de recherche fondamentale et appliquée (I.R.F.A.)  B.P. 8O8 F 49008 Angers Cédex 01 (France)

Notes

  1. Sur ces rôles contrastés, nous renvoyons à l’étude éclairante de P. Fustier (2000) qui oppose le praticien-professionnel/donateur à l’usager/personne assistée/donataire.
  2. Certes J. Ardoino (2000), passant en revue les différents usages d’accompagnement évoque l’accompagnement des enfants à l’école ; nous laisserons de côté cet usage dans la mesure justement où il n’est plus ici métaphorique mais essentiellement dénotatif et donc ne rejoint pas le sens actuellement conféré à accompagnement qui au-delà de sa dénotation garde un pouvoir métaphorique : ce qui définit l’originalité de la figure actuelle de l’accompagnement, c’est que ce dernier dans ses usages relève autant de l’image que de la réalité.
  3. Sur la philosophie du coaching comme forme d’accompagnement individualisé, cf. l’étude de G. Alexandre (2000).
  4. Cf. l’étude de L. Pasquier (2000) qui en fait l’observation pertinente en se situant toutefois dans le seul champ de la formation
  5. Ces modes ont donné lieu de notre part à une première explicitation à propos d’une approche anthropologique de l’accompagnement. Cf. Boutinet (2001)
  6. Ces modes recouvrent pour une large part les trois composantes sémantiques mises en évidence dans le présent numéro par Maela Paul (2002) : conduire, escorter, guider mais avec des glissements de sens, notamment à propos de guider, qui mériteraient débat
  7. Sur ces nouvelles temporalités post-modernes, cf. notre étude sur l’éducation à l’orientation (Boutinet, 2001).


Abstract


The way fashion has seized upon accompaniment practices in recent years has cast suspicion on them. A closer look reveals clues to what makes the practices ambiguous, for they are recommended but often have two faces: that of the symptom related to the person accompanied, who is the result of an adult life made fragile in a post-modern culture, and that of the symbol of a social link that could be in the process of reconstruction through accompaniment. Accompaniment, which now plays the role that used to be reserved for training, is finally based more on the operational metaphor than on the concept. Within the metaphor, the essential component is probably the asymmetrical relationship between the person who is accompanied and the person who accompanies. That relationship is charged with issues since it perhaps prefigures a new symbolism able to reconcile both the inter- and trans-generational foci presupposed by all social links, but in this case through the stance of the big brother or sister.

Références

ALEXANDRE, G. (2000). Le coaching, une ressource humaine ? Entreprise & Personnel

ARDOINO, J. (2000). De l’ «accompagnement » en tant que paradigme, Pratiques de  Formation-analyses, 40, pp. 1-8.

BOUTINET, J-P. (1998). L’immaturité de la vie adulte, Paris P.U.F.

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